Chaque jour, pour gagner sa vie, il ligote des femmes. Quand il les détache, elles pleurent et le remercient. Un très rare documentaire – diffusé ce samedi 30 juin à Paris – dresse le portrait étrange et troublant d'un des plus célèbres artistes «en vie» de shibari japonais : Akira Naka.
Akira Naka n’avait, a priori, aucun goût pour le sadisme. «Fouet ? Bougies ? Je trouvais tout ça ridicule.» Jusqu’au jour où… Dans Le Murmure de la pivoine (projeté samedi 30 juin à 22h dans le cadre du FFF), film documentaire construit comme une sorte d’exploration mémorielle, Akira raconte son histoire. L’histoire, envoûtante, avance au fil d’une succession de séquences qui tournent en boucle et nous aspirent. Le tournage du film a duré 5 ans, s’étalant de 2010 à 2015. Des cent cinquante heures de tournage, l’auteur du film –Vincent Guilbert– n’a gardé qu’une heure, sans tenir compte d’aucune chronologie. Les images se succèdent très vite. Certains segments sont répétés, mais chaque fois qu’ils reviennent, par progressifs bonds en arrière, les pièces du puzzle s’agencent : tels les morceaux d’une partition qu’on tenterait de se rappeler… Mais à quels souvenirs se raccrocher ? D’abord on est perdu. Aussi perdu, probablement, que ces femmes attachées dont les visages se succèdent à l’écran. Elles font naufrage.
Qu’est-ce que le shibari ?
Pour comprendre ces images qui peuvent paraître choquantes, il faut commencer par le début : dans les années 1910, sous l’influence de l’artiste Seiu Itô (1882-1961) le shibari se développe au Japon comme une pratique SM. Passionné par l’histoire des tortures à l’ère «féodale», Seiu Itô collectionne en effet tous les documents qu’il trouve concernant l’usage punitif de la corde au Japon. Il s’inspire de ces documents pour «reconstituer» des scènes de châtiments. Les modèles qu’il ligote et dont il fait ses muses sont des beautés aux visages d’ange et aux longues chevelures tourmentées. Il les peint. Il les photographie. Rapidement, il créé un cercle. Les amateurs de torture érotique se régalent de ces mises en scène fortement inspirées des estampes érotiques et du théâtre kabuki, peuplés de demoiselles en détresse. Pour ces amateurs, les sévices sont les moyens les plus efficaces de mettre la femme à nu : au-delà de son corps, c’est son coeur qu’ils veulent sonder. Lorsqu’elle s’agite dans les cordes et que –saisie de peur– elle devient pantelante, son visage reflète des émotions si puissantes qu’elles transmettent un trouble palpable.
Pour posséder une personne : l’attacher
Parmi les hommes qui auraient connu Seiu Itô, un seul perpétue sa mémoire en actes : Chimuo Nureki. Ce pseudonyme signifie «Un homme poursuivant des rêves impossibles». Nureki fonde vers 1985 le célèbre Kinbi-ken, une «Société pour trouver la Beauté dans les cordes» réunissant des adeptes prêts à payer très cher l’honneur de voir le maître officier. Le Kinbi-ken publie une revue et commercialise des vidéos qui s’arrachent à prix d’or. Nureki est adulé, mais il n’accepte aucun élève. Quand il meurt en 2013, ceux qui –comme Akira Naka– ont «appris» en le regardant attacher ne peuvent pas reprendre son nom car la «transmission» n’a officiellement pas eu lieu. Akira Naka raconte : la première fois qu’il a découvert le shibari, c’était lors d’une soirée au Kinbi-ken. Il avait 30 ans. Il était chef d’entreprise. «Puis soudainement, je vis Nureki attacher une femme. C’était impossible à décrire. Honnêtement, c’était si différent de ce que j’imaginais. C’était si beau. Mon esprit se vida.» Lorsque Nureki vint lui demander : «Alors monsieur le manager ? Vous aimez le shibari ?», sans mentir, Akira répondit : «Pardonnez-moi. J’ai toujours été contre le SM et le shibari… mais à cet instant, je viens de changer d’avis.» C’est ainsi que débuta leur relation.
Voler les noeuds de Chimuo Nureki
Pendant 5 ans, Akira se rendit aux coûteuses réunions du Kinbi-ken, avide d’apprendre. Qu’apprit-il ? La patience, avant tout. Nureki prenait soin d’attacher la modèle sans que les spectateurs puissent voir sa technique de noeuds. «J’examinais sa manière de bouger pour… disons, tenter de voler ses gestes.» Dans le système maître-élève (sensei-deshi) au Japon, il est courant de dire que l’apprenti doit «voler» le savoir. On ne lui explique rien. Nureki n’enseignait donc rien. Au bout de deux ans, il autorisa cependant Naka à détacher une modèle, ce qui constituait une forme de promotion. «J’étais si heureux. Donc, j’ai pris tout mon temps pour détacher. Et ainsi apprendre dans le sens inverse.» Au bout de 5 ans, nouvelle promotion : Nureki lui demanda d’attacher une femme, devant tous. «D’une certaine manière, j’avais gagné sa confiance.» Après quoi, Naka eut l’honneur d’attacher des femmes pour quelques vidéos du Kinbi-ken. Il était devenu membre à part entière du Cercle. Les femmes se mirent à le poursuivre. Elles voulaient être attachées. L’une d’entre elles s’appelait Aki. Elle participait comme modèle aux réunions du Kinbi-ken. Apprenant qu’elle allait mourir (un cancer ?), cette femme envoya une lettre qui fut publiée en décembre 1995 dans le numéro 16 du magazine Kinbi-ken Tsuushin.
«La pivoine vermillon frémit… jusque dans mes rêves»
«Que vous soyez là comme si c’était une évidence, m’emplit d’une telle joie», écrivit-elle. De cette lettre, Vincent Guilbert a fait réciter des extraits par une actrice japonaise dont la voix se glisse, doucement, entre toutes sortes de séquences. Les lambeaux de la lettre parsèment le film, comme si la femme morte était là toujours, toujours à réclamer qu’«une fois encore» Naka l’attache. «Une fois encore, je souhaite voir le tatouage…», écrivit-elle, par allusion à son tatouage : un enfant chevauchant une carpe géante sur fond de pivoines rouges. «La pivoine vermillon frémit…», écrivit-elle. De ce tatouage, Naka raconte seulement qu’il l’a sauvé. «La pivoine vermillon frémit devant mes yeux en permanence. Jusque dans mes rêves.» Pour cette femme, la rencontre avec Naka avait été si déterminante qu’elle en parla jusqu’à sa mort. «Jusqu’à la mort», c’est l’expression que Naka emploie. Il dit qu’il veut «jusqu’à la mort» attacher d’autres femmes. De fait, ce n’est pas le Kinbi-ken qui a changé sa vie, c’est la mort… Ainsi qu’il le raconte dans ce film kaléidoscope qui nous emporte dans les différentes dimensions temporelles du «retour sur soi», Naka parle de la misère, de la drogue aux solvants, de sa jeunesse délinquante et de son infarctus.
«70% de votre myocarde est nécrosé»
Etre chef d’entreprise, ça rapporte oui, mais à quel prix. Naka subit deux opérations du coeur en une semaine. Quand sa femme vient lui rendre visite, le médecin leur annonce qu’il ne pourra plus jamais travailler. «Après que je sois rentré de l’hôpital, mon épouse et moi avons eu une discussion concernant notre avenir. J’avais des studios, une agence de modèles… tout un tas de choses. Mais ce que je voulais vraiment faire, c’était le shibari. C’est tout ce qui me restait. Je ne voulais plus faire de “business”. […] J’ai donc décidé que ce serait mon dernier travail.» Quand il lui en parle, son épouse s’exclame : «Tu es stupide ou quoi ? Crois-tu pouvoir nous faire vivre d’un passe-temps ?» C’est ce jour-là, vraiment, que la vie de Naka bascule. Lui serait-il possible d’attacher des femmes et d’en vivre ? Lui dont le coeur est nécrosé s’accroche à cette pensée. Les années passent. Naka vit toujours. Vincent Guilbert le rencontre une première fois en 2005. Puis Vincent emménage au Japon et, progressivement, noue amitié avec l’artiste qui lui donne carte blanche pour le film. C’est donc bien plus qu’un simple portrait. Il n’y a ni début, ni fin. Il n’y a, dans cet étrange opus, qu’une interrogation qui tournoie : qu’est-ce qui nous lie à ce monde ?
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Le Murmure de la pivoine (Botan no sasayaki), de Vincent Guilbert, 2016. Samedi 30 juin, à 22h, au cinéma Reflet Medicis, dans le cadre du FFF. REFLET MÉDICIS : 3 rue Champollion 75005 PARIS (Métro : Cluny la Sorbonne). Tarif plein : 9,30€. Tarif réduit : 6,90€
Pour sa cinquième édition (du 28 juin au 1er juillet), le Festival du Film de Fesses (FFF) lance une rétrospective MONTRE TES NIPPONS (dédiée au cinéma érotique japonais, à travers une vingtaine de films, des années 60 à nos jours), fait un focus sur le cinéaste Tatsumi Kumashiro et projette 7 longs-métrages choisis en collaboration avec des collectifs pétulants et audacieux (WHAT’S YOUR FLAVOR ?, CINEWAX ou POLYCHROME), ainsi que 27 courts-métrages du monde entier qui intègrent la compétition et concourent pour deux Prix : La Fessée du public - La Fessée du jury.
FUKUSHIMA : un autre magnifique court-métrage de Vincent Guilbert (consacré à l’après Tsunami), chroniqué ici par Cécile Brice-Asanuma sur Japosphère
NOTE : pour faciliter la lecture, j’ai mis les prénoms (Akira) avant les noms de famille (Naka).
Le Facebook du Murmure de la pivoine (Botan no sasayaki)
Le site du réalisateur Vincent Guilbert
Le site de la modèle shibari 紫月いろは/ Iroha Shizuki