Daniel Lacotte a un combat. Il veut sauver le patrimoine linguistique, c’est-à-dire préserver de l’oubli les mots jugés vulgaires. Car ces mots-là sont porteur de joie : “asphyxier le pierrot”, “avoir la gueule comme une écumoire”, “mener les poules pisser”…
A la mémoire du poète Jacques Prévert et de Philippe Soupault, co-fondateur du surréalisme, qui encouragent ses premiers pas, Daniel Lacotte mène depuis les années 1970 un combat pour le verbe haut. Il a publié 43 livres allant des Bizarreries de la langue française au Dico des mots pour briller en société. Son dernier livre en date – Le Bouquin des mots savoureux cocasses et polissons (publié chez Robert Laffont) – résume en 992 flamboyantes pages une vie dédiée à la défense du français. On pourrait trouver étrange qu’un homme se consacre entièrement à la quête de mots vulgaires et de locutions populaires. Mais dès les premiers lignes de l’introduction, Daniel Lacotte s’explique ou, plutôt, tape du poing : «dix mille langues se parlaient dans le monde au XVe siècle. Il n’en reste guère que cinq mille aujourd’hui. Le processus s’accélère : elles ne seront plus que cinq cents dans un siècle !» La mondialisation s’accélère et même les langues qui résistent à la «déferlante destructive» de l’extinction des peuples se font prendre au piège de la simplification universaliste qui frappe déjà l’anglais, transformé en «globish».
Gare au Globish !
«Le plus incommensurable gâchis qui se profile à l’horizon consisterait à imposer au monde une langue planétaire supposée universelle. Un système de communication banalisé, nivelé, lisse. […] Sans émotion ni mystères.» Daniel Lacotte tire la sonnette d’alarme. Il n’est pas anodin, dit-il, qu’une langue soit amputée de ses termes les plus fleuris, ni de ses tournures les plus complexes. La volonté qu’ont certains de «nettoyer» le français, afin qu’il soit plus international, va de pair –dit-il– avec cette double dynamique qui consiste à introduire sans cesse plus de termes anglais dans les dictionnaires et à en retirer sans cesse plus de vieux mots sous prétexte qu’ils sont périmés. «Ici ou là, d’aucuns s’échinent à désherber notre langue française. Comme s’il fallait, année après année, éradiquer des dictionnaires un hypothétique chiendent prétendument toxique, alors que tous ces mots assassinés ne demandent qu’à prospérer afin de proposer leurs services pour enrichir de maintes nuances un texte atone.»
Ce sont des mots qu’on assassine
«Ainsi, tous ces gardiens autoproclamés du langage se sentent-ils investis d’une mission factice, que personne ne leur a confiée, pour désosser notre lexicographie, pour lui ôter progressivement sa chair, son sang et sa tonicité. Certes, le français reste une langue vivante. Aussi doit-elle s’enrichir de néologismes et de termes puisés aux meilleures sources d’autres cultures. Mais cet élargissement ne peut s’accomplir que progressivement. Lentement. Aucune règle ne peut justifier ces incessants chambardements sémantiques calendaires dictés uniquement par les lois du marketing et du commerce. Par surcroît, la langue française ne doit, en aucun cas, se dissoudre dans un plus petit dénominateur commun soumis aux excès de la facilité syntaxique, aux diktats de la pauvreté d’expression.»
Le cercle des mots disparus
Méfiez-vous du «parler global», s’insurge Daniel Lacotte. C’est un parler «amorphe», utilitariste, fonctionnel, qui transforme l’utilisateur en «paralytique du verbe», en «impotent du rythme», en «invalide des subtilités, sensibilités, extravagances, charmes, élégances et finesses que doivent nourrir l’expression orale et écrite. Sans jamais oublier que le langage a aussi pour mission fondamentale de contribuer à affermir le ciment social d’une nation.» Animé par l’idée que le travail de la mémoire passe par la sauvegarde des mots, Daniel Lacotte s’emporte : «pour éviter à la langue française de subir l’humiliation d’un irréversible déclin, il faut impérativement redonner à chacun le goût et la saveur des mots», dit-il. Dont acte : son anthologie des mots savoureux s’offre comme une resource à la disposition de tous ceux et celles qui voudraient faire vivre la langue en puisant dans ses réserves. «Aliboron, attrape-minon, bagasse, bambochade, bousingot, dameret, évaltonner, gamache, marlotte, pasquiner, patafioler, requimpette, etc. La langue française en contient plusieurs centaines ! On leur a préféré un à-peu-près badigeonné d’une modernité provisoire en ignorant leur originelle vigueur rafraîchissante propre à ensoleiller le langage.»
«N’oublions jamais qu’une langue castrée rend le peuple impuissant»
Exhumant des trésors d’expressions gourmandes ou dérangeantes, Daniel Lacotte classe d’abord chaque mot disparu par analogie avant d’en faire l’objet d’un texte ciselé qu’il met ensuite en scène dans les deux derniers chapitres de son ouvrage : «Tranches de vie» et «Quand les mots ont des maux». On se régale de feuilleter ce pavé, tout rempli d’énigmes et de saillies : mais que signifie «avoir les abattis canailles» (que Daniel Lacotte compare à l’expression paternaliste «avoir une bonne sexualité de paysan») ? Pourquoi dit-on «Abbaye de Clunis» pour signifier «les fesses» ? «S’adoniser» quand un homme prend soin de son apparence ? Un «amoureux de Carême» pour un petit copain trop timide ? Chaque page redonne envie de s’amuser. L’ouvrage est traversé par l’énergie de cette langue verte, revigorante, dont Daniel Lacotte affirme qu’elle porte la joie. Car les propos «crus et drus», dit-il, valent mieux que le «bavardage émasculé» de ceux ou celles qui «veulent un langage lisse», poli, «propice à la masturbation intellectuelle». Avant de conclure : «N’oublions jamais qu’une langue castrée devient muette et qu’elle rend le peuple impuissant.»
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A LIRE : Bouquin des mots savoureux cocasses et polissons, de Daniel Lacotte, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2017.