Au XIXe siècle, le phénomène du spiritisme offre à des milliers de femme la possibilité de gagner leur vie en faisant tourner des guéridons et des planchettes. Certaines deviennent riches, très riches. Le spiritisme : un mouvement d’émancipation ?
Parmi les articles du numéro spécial «Fantômes» de la revue Terrain, celui du philosophe Philippe Baudouin («Archéologie des machines occultes») pose une question d’actualité : les femmes sont-elles libérées ou piégées lorsqu’elles affirment avoir des dons spéciaux, comme celui de médium ? Détail troublant : lorsque les savants étudient la communication avec les morts, ils préfèrent prendre pour sujet une femme qu’un homme. «Est mentionné le caractère “efféminé” des hommes médiums, voire leur homosexualité latente.» Autrement dit : les médiums masculins sont éliminés des protocoles expérimentaux, parce que les qualités de passivité et d’hyper-sensibilité attribuées aux médiums paraissent légitimes chez les femmes, mais pas chez les hommes. Il est normal qu’une femme «se soumette» à l’influence des esprits. N’est-elle pas soumise de nature ?
La femme est un corps instrumentalisé par des esprits
Cette image de la femme comme simple réceptacle – «instrument d’une intelligence étrangère» – est largement véhiculée par les autorités du mouvement spirite qui sont, pour la plupart, des hommes. Allan Kardec (l’inventeur du mot spiritisme), notamment, définit les médiums comme d’authentiques «machines électriques» qui «transmettent des dépêches télégraphiques d’un point éloigné à un autre de la terre». Pour lui, les médiums ne sont que des outils de chair. Ainsi, précise-t-il, «quand nous voulons dicter une communication, nous agissons sur le médium comme l’employé du télégraphe sur son appareil» (1). Aux yeux des savants qui s’intéressent très vite au phénomène, les femmes sont à leur place dans le rôle de médium, puisqu’elles restent conformes à l’image qu’on se fait d’une femme. Grégory Delaplace, qui coordonne le numéro «fantômes», formule ainsi la problématique : au XIX siècle «tandis que les médiums féminins se pensaient à l’avant-garde de la découverte d’un monde que les hommes n’avaient (pour une fois) pas les moyens d’explorer seuls, les scientifiques masculins les envisageaient comme de simples instruments de mesure psychique, qui seraient d’autant plus fiables qu’ils seraient passifs sous la main experte de l’homme de science.»
Des médiums fouillées au corps, bâillonnées et ligotées
La recherche de Philippe Baudouin en fournit un aperçu saisissant : les femmes médiums qui participent aux expériences sont littéralement crucifiées par les savants. Comme des grenouilles de laboratoire, certaines sont entravées par les pieds et les mains, d’autres doivent porter un collier relié au mur et un bâillon dans la bouche. «Entièrement dénudées, les médiums sont soumises à des examens gynécologiques poussés, contraintes d’ingurgiter vomitifs et laxatifs afin d’écarter tout risque de dissimulation d’objets. […] L’ingéniosité des savants en matière de techniques de soumission rivalise avec certaines velléités de domination sexuelle à peine voilées». Les femmes médiums sont non seulement reléguées au rôle passif d’outil, mais à celui de suspectes : quand on ne les prend pas pour de simples truqueuses, on les soupçonne d’être des malades. Il faut probablement être bien névrosée pour entrer en contact avec les esprits. En 1911, Flournoy le dit ainsi : «La médiumnité est très probablement sinon une maladie de l’être, du moins un état d’ébranlement, d’impressionnabilité à outrance [...]. Les médiums sont en général irritables, jaloux, enclins au pessimisme ; leurs idées sont changeantes, ils ont des moments de grande passion, suivis d’accès de faiblesse ; souvent ils altèrent la vérité, croyant voir ou dire juste» (2).
Femmes au bord de la crise de transe
Non seulement les femmes sont considérées comme parfaitement à leur place dans le rôle de médium (de menteuses, de tricheuses et d’hystériques), mais le fait qu’elles soient médium conforte «le regard scrutateur» des savants sur les femelles : il semble, au fond, tout à fait normal que les morts aient des affinités avec ces créatures agitées de spasme, si radicalement étrangères au genre humain. Les femmes spirites espéraient probablement se libérer et certaines y sont parvenues à leur manière, mais l’activité à laquelle elles se livrent ne fait que reproduire un ordre social contraignant : aux femmes, le guéridon, aux hommes le bureau. La répartition des rôles reste strictement respectée lorsqu’une spirite convie des morts dans son salon : elle continue de jouer les hôtesses. Elle reste confinée dans l’espace domestique. Elle reste surtout coincée dans une pratique hautement stéréotypée : celle de la Sybille qui transmet, avec des yeux révulsés, les messages venus d’ailleurs… Celle de la pleureuse, en charge d’encadrer le deuil ou d’exprimer les émotions. Les femmes shamans, les prêtresses issues de mouvements new age et les adeptes du tarot ne font jamais, elles aussi (et parfois sous couvert d’empowerment) que s’investir dans des activités typiquement féminines, liées à l’irrationnel et aux affects.
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A LIRE : «Archéologie des machines occultes», de Philippe Baudouin, Terrain n°69 – «Fantômes» – coordonné par Grégory Delaplace, dirigé par Vanessa Manceron et Emmanuel de Vienne. Sorte en kiosque le 24 avril 2018.
«Jouer et déjouer le genre en arts», de Marie Buscatto et Anne Monjaret, Revue Ethnologie française n°1, 2016.
A ECOUTER : Radio Fantôme, avec la participation de Philippe Baudouin.
NOTES
(1) Le Livre des Esprits, d’Allan Kardec, Paris, éditions Didier & Cie, 1861, p. 289-290.
(2) Esprits et médiums. Mélanges de métapsychique et de psychologie, de Théodore Flournoy, Genève, éditions Kündig,1911, p. 198