Dans le documentaire “Être cheval” (projeté le 19 mars, à Paris), l’artiste Karen Chessman suit un entraînement sans pitié chez un dresseur de “ponies”, au milieu des chevaux et d’arbres géants. Un exercice de grâce.
Connaissez-vous la différence entre ponies et équidés ? «Les équidés sont des chevaux biologiques. Les ponies sont des chevaux humains.» Dans son ranch de Floride, Foxy Davis, taxidermiste de métier, éleveur d’équidés par goût et dresseur de ponies par passion, donne sa première leçon à Karen Chessman. Il lui fait porter des chaussures de ballerine qui se terminent par de lourds sabots : 5 kilos à chaque pied, sur les pointes comme une danseuse. Juchée au sommet de ces sabots, en équilibre, Karen foule la terre d’un enclos qu’elle doit parcourir en aveugle, seulement guidée par la pression des rênes reliés à son harnais. Les ordres ne passent pas par des mots. Ils passent le long des rênes comme au travers d’un cable sensible. Chaque infime tension imprimée par le dresseur doit être automatiquement comprise : «Il faut que ce soit de la télépathie», résume Foxy Davis qui n’explique rien. Il dirige. Sa façon de dresser les chevaux-humains laisse Karen pantelante, trempée de sueur et flottante. Lorsque Foxy lui retire finalement son harnais, ouvrant les yeux, elle fixe le ciel, dont elle semble découvrir l’immensité avec surprise. Un oiseau de proie vole très loin au-dessus d’elle. A ses pieds, le vent souffle dans l’herbe. La caméra devient macro, saisit la beauté d’insectes en gros plans.
Karen en mal d’amour
Dans le documentaire Être cheval (plusieurs fois couronné, projeté au MK2 Quai de Loire à Paris le 19 mars), le réalisateur Jérôme Clément-Wilz évite de filmer le pony-play comme s’il s’agissait d’une pratique sexuelle bizarre. Il la questionne et tourne autour, captant la copulation des insectes ou le mouvement des feuilles comme autant d’indices visibles des mouvements internes qui traversent Karen. Qui est Karen ? On ne le saura pas. On saura seulement que Karen a des cicatrices de couteaux qui lui tailladent les reins (blessures anciennes issues de quelles guerres ?), que Karen a longtemps vécu la vie d’un homme hétéro (père de famille, boulot, métro) et qu’il y a environ 20 ans Karen a décidé de devenir libre… en devenant ce qu’elle est. Un cheval mâle et femelle ? Son nom de scène relève du défi : Ponygirl Starfighter. Karen affiche son dégoût du monde normal : «Je n’ai jamais voulu grandir dans une société de merde comme ça, dans un monde pourri», s’énerve-t-elle, quand Jérôme Clément-Wilz lui fait remarquer le paradoxe d’une “liberté” acquise par le biais du dressage équin. «Mais là, tu n’es pas vraiment en liberté… dans ce coral ?», dit-il. Karen réplique : «Regarde la vie des gens. Tout le monde accepte cette vie… une vie d’obéissance, de soumission. La vie quotidienne des gens, leur souffrances, et pour gagner si peu d’argent. Moi ce que je fais, en ce moment, je le veux.» Karen compare sa pratique du pony-play à celle du shibari. Etre attachée, être harnachée : même chose. Même sentiment d’évasion, exaltant. Même vertige de dépossession. S’arrachant à la pesanteur, Karen rêve de ne plus penser. Lorsqu’elle sort d’une séance, la tête dans les étoiles, affolée par l’immensité de la nuit, elle finit par atterrir et lâche : «Dans ces moments, c’est comme si j’étais mort.»
Mourir, dit-elle.
Il n’est pas innocent que ce documentaire soit projeté en même temps qu’un autre – Haruki Yukimura & Nana-chan (de Xavier Brillat, 2006) – avec lequel entrent en résonance le bruit des cordes sur une peau. Au Japon, une jeune femme sans un mot se laisse attacher, dans des positions qui deviennent progressivement de plus en plus périlleuses… D’abord habillée, puis lentement mise à nue, Nana perd toute conscience de la caméra qui la filme alors qu’elle se fait arracher, par couches successives, toutes velléités de pudeur et de résistance. L’opération, appelée shibari, qui consiste à ligoter un être s’éclaire à la lumière du training vécu par Karen. Il s’agit, dans les deux cas, d’une forme de renoncement. Ne plus penser, ne plus paraître. Juste sentir. Xavier Brillat raconte : «Lors de ma première rencontre avec Yukimura, j’avais parlé, outre des étoiles, du fait d’être dans le présent pur : juste dans l’espace et le temps, mais hors de ces contraintes.» Xavier Brillat voulait filmer «une suspension absolue». Il y est arrivé. De même Jérôme Clément-Wilz, à qui Karen confie face caméra : «En fait le pony play, c’est l’apprentissage de la faiblesse». Karen parle aussi de «perte des repères». Ne plus très bien savoir où on est, flotter dans le noir, guidé par la vibration des rênes. «Tu cherches l’abandon ?», demande Jérôme. Réponse : «Oui. Et c’est plutôt très agréable. C’est pour ça que je suis dans les pratiques bondage aussi.» Ce que la caméra filmait jusqu’ici – des morceaux de dialogue, des gros plans de nature, l’oeil noir des chevaux – prend brusquement tout son sens.
La métamorphose
Plus tard, Karen affirme, un brin malhonnête : «En fait j’ai 51 ans et j’ai jamais été aimé par quelqu’un», avant d’ajouter : «En tout cas, même quand on me le dit, je ne le crois pas… Donc tout ça, c’est de l’amour». Tout ça : les séances de dressage, le pony-play, la corde, la discipline intense du corset et des brides. Sous ses multiples harnachements, Karen se métamorphose. On la suit, pas à pas. On aimerait bien comprendre de l’intérieur ce qui émane des arbres et des étoiles quand Karen, sortant de l’enclos, s’aventure dans tout cet “amour”.
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RENDEZ-VOUS DES DOCS : MK2,Quai de Loire, à Paris.
LUNDI 19 MARS | 20h. En présence des réalisateurs. Séance de projection «Sous tous rapports (Sexe... le mot et la chose)» : “Haruki Yukimura & Nana-Chan” de XavierBrillat + “Être cheval” de Jérôme Clément-Wilz.
Cette programmation est concue et animée par Documentaire sur grand écran (association qui organise plusieurs fois par mois, des projections de films ou docs lors de soirées au cours desquelles les réalisateurs sont conviés autour d’un thème).
POUR EN SAVOIR PLUS SUR LE PONY PLAY : un portrait sensible de Karen Chessman se trouve dans l'Encyclopédie pratique des Mauvais Genres, Céline du Chéné, éditions Nada, sortie le 12 octobre 2017.
Sinon, je parle un peu de Karen dans cet article : «Mauvais genre, qu’est-ce que c’est ?»