Saviez vous que le fameux film de Truffaut “Jules et Jim” est tiré d'un roman de Henri-Pierre Roché qui formait en 1915 avec Marcel Duchamp et Beatrice Wood un trio amoureux ? Adepte de l’amour libre, Duchamp n’était ni fidèle, ni jaloux.
Tout commence en 1916 : né dans une famille de
petits rentiers parisiens, Henri-Pierre Roché
(1879-1959), bourreau des coeurs notoire, peintre, écrivain et marchand d’art
rencontre Marcel Duchamp dont il fera le portrait dans un roman à l’eau de rose
inachevé (Victor) mais surtout le héros de Jules et Jim, qui
raconte donc une histoire vraie. De fait, les deux hommes ont le «coup de
foudre». «Le jour même de leur rencontre à New York, la légende veut que
Roché ne tarde pas à appeler Duchamp “Victor” puis, trois heures plus tard,
“Totor”. (1)» Quant à Henri-Pierre, il est appelé Hachepé par Duchamp,
qui phonétise ses initiales. Pourquoi une telle amitié ?
La «métaphysique sexuelle» de Roché
Hachepé est un «tombeur», du genre révolté. Durant
ses études à Paris, entre 1898 et 1900, Hachepé mène «une double vie au
cours de laquelle il enterre sa vie de garçon avec une rouerie systématique en
abusant d’annonces matrimoniales. C’est alors qu’il inaugure le procédé double
de l’échange des partenaires (de ses trois maîtresses successives, deux
passeront plus ou moins conventionnellement d’un camarade à l’autre) et du
compte rendu épistolaire (amants et amantes, parfois à leur insu, font l’objet
d’analyses écrites échangées), manipulation sentimentale qui restera une
constante de sa vie. Il semble que ce soit là sa façon de se distancier tel un
voyeur, par le ravalement de l’objet d’amour à un objet d’échange d’une part, à
un objet d’étude d’autre part, de la duperie de la passion en même temps qu’une
tentative de ressusciter sinon de réenchanter par l’écriture des fantasmes que
leurs réalisations ont galvaudés. L’expérience est assez déstabilisante pour
qu’en mars sa mère l’envoie quelques semaines en cure hydrothérapeutique à
l’institut Sonnenberg de Carspach en Alsace.(2)» Ci-dessous : photo au miroir de Henri-Pierre Roché.
Amant-Pygmalion et échangiste
Loin de le calmer, cette cure renforce son désir de
désordre. Henri-Pierre Roché fréquente des théoriciens de l’égalité entre les
sexes qui luttent contre «l’aliénation de la femme par le mariage». Il lit
Nietzsche et accumule les conquêtes, sans jamais cesser de tenir un journal
«nihiliste» de ses bacchanales. «C’est une partie de ce journal qui a
inspiré L’Homme qui aimait les femmes.» Bourreau des coeurs, il se
fait le mécène des femmes artistes qu’il séduit (telle Marie Laurencin, qui
deviendra la Marie bien-aimée d’Apollinaire), fréquente le Montmartre du
Bateau-Lavoir (Max Jacob, André Salmon, Mac Orlan, Cendrars), prospecte les
peintres (Picasso, Le Douanier Rousseau, Brancusi, Soutine, Braque…) avant d’être
missionné aux Etats-Unis par le Haut-commissariat de la République française
chargé d’encourager l’entrée en guerre des USA. C’est là qu’a lieu la rencontre
avec Marcel Duchamp. M.D. est alors la coqueluche des élites à New York. Dans
ses textes (notamment Écrits sur l’art), Roché le décrit comme «le français le plus connu avec Napoléon
et Sarah Bernhardt (3)» et, surtout,«comme un sourcier innocent» qui
agit sur ses amis «à la façon d’un aimant. Sa sagesse s’apparente à celle
d’un Lao Tseu…(4)».
Ci-dessous : photo au miroir de Duchamp.
Le refus de l’exclusivité sexuelle
Lorsque Roché rencontre Duchamp, celui-ci est connu
pour refuser la notion de mariage monogame. Ainsi que l’explique Bernard Marcadé, son biographe : «de la même manière qu’il ne veut pas posséder de
femmes, Duchamp ne veut pas posséder d’argent. Il ne veut pas être
propriétaire. Il écrit à la fin de sa vie qu’il “veut vivre en locataire”.
C’est assez révolutionnaire.» Roché le formule ainsi : «Il a besoin de
femmes. Il n’a pas besoin d’une femme. Ni d’enfants. Il doit être seul, c’est
un solitaire, un méditant, un penseur. C’est un prédicateur à sa façon. Il
travaille pour une morale nouvelle.» La morale de Duchamp se situe à
rebours des injonctions sociales propres au système bourgeois qui encouragent
les individus à cumuler des possessions pour se donner de la valeur. Duchamp ne
veut rien posséder : ni épouse, ni famille, ni maison, ni voiture… Lorsqu’il
fait la connaissance de Beatrice Wood, le 27 septembre 1916, par
l’intermédiaire d’Edgar Varèse qui s’est cassé le pied et dans la chambre
d’hôpital duquel toute la gente artistique se succède, il éprouve, tout de
suite, un fort penchant pour elle… ce qui ne l’empêche pas de la présenter à
Roché qui devient le premier amant –l’initiateur– de la jeune femme.
Béa : fille de milionnaire en mal de liberté
Bea (Beatrice Wood) est une jeune fille de très
bonne famille qui, refusant d’épouser un beau parti, a décidé de devenir
peintre, céramiste et actrice. Elle a suivi des cours à Paris et joue les
ingénues au théâtre. Duchamp est son premier amour : «Nous nous sommes aimés
au premier regard, dit-elle dans ses Mémoires, mais cela ne veut rien
dire parce que toutes les personnes qui rencontraient Duchamp tombaient
amoureuses de lui. C’était un homme envoûtant.» Duchamp la fait entrer dans
un univers où l’on méprise les valeurs bourgeoises. Lui-même s’amuse volontiers
à prononcer des calembours pornographiques dans les salons où il est invité.
Pour la belle Beatrice –en mal «de danger, d’aventure et d’amour»– cette rencontre fait
l’effet d’un séisme : «Marcel me choquait, parce qu’il disait que le sexe et
l’amour sont deux choses différentes»… Une fois passé le «choc», Bea se lie
avec lui d’une amitié profonde –et qui perdurera toute la vie (5). Elle se veut
«aussi proche [de lui] physiquement qu’elle l’était émotionnellement.»
Ce qui suppose qu’elle soit tout aussi proche d’Hachepé. Pendant plusieurs
années, ils sont inséparables.
Les femmes laides «font l’amour avec humilité»
Cette histoire de trio –une parmi bien d’autres–
résume bien la philosophie de vie de Duchamp. Il refuse de s’arroger un droit
exclusif sur les femmes, autant que de leur être «fidèle». Mieux : il préfère
les femmes laides comme partenaires sexuelles. Pourquoi ? Par refus de
participer aux combats de coq que suscitent toujours, dans les cercles virils,
le désir d’être estimé en s’exhibant avec une beauté comme si c’était une
montre de luxe… Beatrice Wood raconte : «Généralement, il me disait de venir
; si ce n’était pas le cas, j’en déduisais qu’une femme était avec lui. Il est
vrai que Marcel excellait dans ce domaine, même si mes amis me disaient, en
rigolant, que les amies femmes de Marcel étaient le plus souvent tout à fait
communes. Plus tard, Marcel remarquera que les femmes peu attirantes faisaient
mieux l’amour que les femmes belles.(6)» Peggy Guggenheim avait
aussi remarqué ce trait caractéristique. On trouve dans le Journal de
Michel Leiris ce propos : «Duchamp disait, paraît-il, qu’il aimait les
femmes laides “parce qu’elles font l’amour avec humilité”.(7)»
Faire le choix d’une femme belle relève de
l’onanisme
Pour Alain Boton, qui consacre 30 pages à la vie
amoureuse de Duchamp dans son livre (Duchamp par lui-même, ou presque), il n’est pas anodin que celui-ci ait toujours
accordé sa préférence à des femmes sans attraits. Faire le choix d’une femme
belle relève de «l’onanisme qui est, chez Duchamp, la
métaphore de l’amour-propre. L’onanisme est le plaisir que l’on se donne à soi-même.
Par analogie, il représente l’amour que l’on se porte à soi-même,
l’amour-propre. Ainsi il est un fait assez révélateur, c’est que Duchamp
durant la période New-yorkaise de 1915, où c’était la teuf tous les jours,
avait comme maîtresses le plus souvent des femmes laides. Alors qu’il était
courtisé par de belles américaines canons. C’était sa manière à lui d’afficher
ostensiblement son refus d’utiliser ses conquêtes comme signe de réussite dans
le combat de coq que constitue toujours la séduction.» S’il faut en croire
Alain Boton, Duchamp se joue des conventions sociales. Dans les
cultures individualistes, chacun est tenu de se distinguer : acheter des
oeuvres d’art qui font scandale, parader au volant de voitures d’exception ou
s’afficher en compagnie d’une mannequin font partie des moyens les plus
courants de s’imposer dans la compétition des égos.
Faut-il «croire» en l’amour-passion de Marcel Duchamp pour Maria ?
Sachant à quel point Duchamp avait en horreur ce
système, comment croire qu’il ait pu succomber à la beauté d’une femme ? Difficile de l’imaginer en victime d’une passion sans retour… A-t-il pu écrire sérieusement des lettres d’amoureux transi à Maria ? Rien ne l’empêchait de partir à Paris la rejoindre. Dans ce cas, pourquoi se contentait-il de gémir : «Je trouve affreux de compter presque sur
les doigts le nombre de fois que je te verrai encore dans ma vie» (9
novembre 1950) ? Dérouté par toutes ces contradictions, Alain Boton échafaude une théorie : «L’amour-passion que
Duchamp porte à Maria Martins […] est une création scénarisée de Duchamp avec
la complicité de l’artiste brésilienne.» Boton en veut pour preuve qu’il
n’existe aucune preuve de cet amour. Plus précisément : aucune autre preuve que
les lettres elles-mêmes, qui peuvent très bien relever du «faux». «Il n’y a
aucun témoignage direct qui concerne cette relation amoureuse. C’est uniquement
à partir de la correspondance que les deux artistes entretinrent que les
historiens ont reconstruit cet amour, supposant qu’il était clandestin avant le
6 avril 1946, sa première trace : Duchamp offre à Maria le Paysage fautif,
évidemment compris immédiatement comme signe codé de l’amour qu’il lui porte.»
Paysage Fautif : un tableau «peint» avec du sperme, mais pourquoi ?
La foire aux vanités dans la mire de Duchamp
Pour beaucoup d’exégètes, c’est forcément une
déclaration. Pour Alain Boton –qui s’appuie sur de nombreux textes de Duchamp–
le sperme est la métaphore d’une activité onanique, «une manière de se
caresser l’orgueil» : l’homme qui se masturbe ne fait jamais que posséder
en vision quelque chose. Parce que «posséder», c’est «être», il veut posséder
plus, toujours plus. «Dans nos sociétés, ainsi que
l’expliquent Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini (en conclusion de leur
ouvrage La Passion de l’art primitif), la qualité de ce que l’on possède
revêt une dimension identitaire et l’avoir –surtout celui dont on fait montre–
participe de l’être. Pour le dire schématiquement : on est ce que l’on a.» Or c’est justement ce que Duchamp dénonce : le goût de la possession,
le jeu de la compétition, la foire aux vanités… Lui qui n’a
jamais voulu rien avoir en propre, comment est-il possible qu’il écrive à Maria
une phrase telle que : «Je pense aussi à l’atelier voisin du mien qui serait
vraiment le commencement du monastère. Tu pourrais t’y isoler avec moi et
personne ne saurait l’existence de cette cage hors du monde» (20 juin
1949). Lui qui refuse les conventions sentimentales, comment peut-il reprendre
à son compte les ritournelles dont un de ses meilleurs amis –Denis de
Rougemont– a disséqué les mécanismes dans L’Amour et l’Occident ? Pour
Alain Boton qui met en vis-à-vis des extraits de cet ouvrage avec les lettres
«énamourées» de Duchamp, cette correspondance relève du pastiche.
Une oeuvre qui nous force à la regarder en voyeurs
«“Mourir d’aimer”. C’est le fantasme halluciné de
notre époque (8), l’amour-passion, affiché à tous les coins de rue, là pour vendre
un parfum ou une bagnole, ici pour nous amener à voir un film ou lire des
potins glamours, qui se trouve épinglé par la machination de l’ironiste.»
Alain Boton est dubitatif : il semble évident à ses yeux que M.D. a
détourné le mythe de Tristan et Iseut. Dans quel but ? Plusieurs
interprétations sont possibles. Au-delà d’une moquerie, Duchamp a peut-être
voulu nous prendre au piège du contre-sens que représente Étant donnés.
Pour beaucoup d’exégètes, cette oeuvre posthume –le corps de Maria aux cuisses écartées– incarne l’amour impossible. Pourquoi ne pas la voir comme une
boîte à se masturber ? Chacun y trouve le sens qui lui convient. C’est un piège
herméneutique (9), comme il existe des pièges à souris. Toutes les projections sont
possibles… Celle d’Alain Boton fait partie des plus séduisantes, parce qu’elle
rétablit une forme de cohérence entre la vie et l’oeuvre de Duchamp. Il semble en
effet difficile de croire que ce froid calculateur normand ait pu brusquement
craquer pour une chaude femme des tropiques : tellement caricatural ! Réduire Étant
donnés à un drame passionnel, c’est passer à côté de cette
oeuvre, trop maligne pour être honnête. Elle force le spectateur à
regarder par un trou de porte, comme font les voyeurs et les onanistes. Elle agit
en révélateur de nos fantasmes de possession. Son gaz d’éclairage, ce sont nos pathétiques projections.
.
A LIRE : Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), d’Alain Boton, Editions Fage, 2013.
Marcel Duchamp. La vie à crédit,
de Bernard Marcadé, Paris, Flammarion, coll. Grandes biographies, 2007 // Système D, Jacques Caumont et Françoise Le Penven, Fayard, 2010 // Un échec matrimonial. Le cœur de la mariée mise à nu par son célibataire même, de Sarazin-Levassor Lydie, Les Presses du Réel, 2004 // I Shock Myself, de Beatrice Wood, San Francisco, Chronicle
Books, 1992 // Duchamp, A biography, de Tomkins Calvin, New York, Henry Holt, 1996 // L’Empreinte, de Georges Didi-Huberman, Paris, Éd. du Centre-Pompidou,
1997.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : «Duchamp : «une horreur presque maladive de tout poil»» ; «Marcel, martyr de l’amour ?»
; «Jules et Jim : une histoire vraie»
EN SAVOIR PLUS : «Art contemporain, le scandale comme moteur ?»
NOTES
(1) Système D, Jacques Caumont et Françoise Le Penven, Fayard, 2010.
(2) Biographie de Henri-PIerre Roché par gmcceda sur le site de la médiathèque entre dore et allier.
(3) Henri-Pierre Roché, Victor, in cat. L’œuvre de Marcel
Duchamp, Paris, MNAM, Centre Georges Pompidou (4 tomes), 1977.
(4) Henri-Pierre Roché, «Hommage à Marcel Duchamp»,
1952, repris dans Écrits sur l’art, Marseille, André Dimanche
éditeur, 1998.
(5) En 1917, Beatrice
devient l’éditrice d’une revue dadaïste (The Blind Man). On la surnomme Mama
of Dada. Duchamp l’incite à présenter ses oeuvres, lors d’une exposition de
la Société des Artistes Indépendants, à laquelle il participe, ou plutôt tente
de participer avec… son urinoir, qui est refusé. Plus tard, la vie sépare Beatrice de Duchamp et Roché : elle est forcé d’épouser un homme qu’elle n’aime
pas et dont elle finira par divorcer quelques années plus tard. Entre-temps
Roché est rentré en France.
(6) Beatrice Wood, I Shock Myself, San Francisco, Chronicle
Books, 1992, p. 24. Cité par Alain Boton (Duchamp par lui-même, ou presque).
(7) Michel Leiris, Journal, (4 juillet 1977), Paris, Gallimard, 1992, p.
511. Cité par Alain Boton (Duchamp par lui-même, ou presque).
(8) En 2017, «l’immense amour de
Marcel Duchamp fait l’objet d’un documentaire», réalisé au Brésil sous le
titre «Maria. Don’t forget I come from the tropics». Pour la plupart des
experts, ça ne fait pas l’ombre d’un doute : Marcel Duchamp, le libertin, «le plus cynique et farceur artiste du XXe siècle», a certainement succombé aux
charmes de Maria Martins (1894-1973), épouse de l’ambassadeur du Brésil aux
Etats-Unis : une femme mariée, certes «mais très libre et frondeuse»,
comme l’explique Judith Benhamou qui a vu le documentaire. «Maria est
l’archétype de la femme fatale qui va ensorceler le glacial Duchamp. Dans une
poésie elle lui écrit en français : “Longtemps même après ma mort /
Longtemps après ta mort/ Je veux te torturer/ Je veux que ma pensée comme un
serpent de feu/ S’enroule autour de ton corps sans te brûler/ Je veux te voir
perdu, asphyxié, errer dans le brouillard…” Et Marcel va errer puisque le
plus grand hymne à l’amour pour Maria est la création pendant 20 ans de son
œuvre ultime, Étant donnés, visible aujourd’hui au musée de
Philadelphie. Le corps de femme représenté en trois dimensions est celui de
Maria Martins.» (Source : article de Judith Benhamou, Les Echos.fr)
(9) J’emprunte l’expression «piège herméneutique» à la sociologue de l’art Nathalie Heinich (un échange en septembre 2017).