Dessinateur d’avant-garde, Daisuke Ichiba calligraphie des histoires sans paroles, à la façon d’énigmes bouddhiques, dessinées à l’encre de chine et parfois rehaussées de rouge sang. Comparé à Hokusai, cet artiste issu de l’underground japonais fait son entrée sur le marché de l’art.
Le Centre d’Art Contemporain de l’Abbaye d’Auberive (qui possède un important fonds d’art brut et de CoBrA) lui a acheté une dizaine de pièces et lui a spécialement dédié une salle. En 2012, Le Monde lui consacre un article : Philippe Dagen, compare Daisuke Ichiba à Hokusai et aux maîtres japonais de l’estampe. En 2014, lors de la grande rétrospective Hokusai à Paris, Daisuke Ichiba se voit commanditer un film, Maboroshi, qui est diffusé au Grand Palais. En décembre 2017, la galerie d’art Arsenic Galerie lui consacre un livre d’art définitif et les collectionneurs se disputent ses oeuvres. Mais qui est Daisuke Ichiba ?
Un peintre de la cruauté et de la beauté
Une partie de la réponse se trouve dans un ouvrage très richement illustré, mis en page, relié et imprimé en version trilingue (français, anglais japonais) sous le titre Daisuke Ichiba, l’art d’équilibrer les dissonances. Longtemps, Daisuke se définit comme un “violence bijin painter” : un «peintre de la violence et de la beauté», parce qu’il n’y a pas de beauté sans laideur, dit-il : «Les deux doivent se mélanger.» Son héroïne, une mystérieuse jeune femme en jupe plissée, porte un pansement sur l’oeil et manipule un couteau. Errant sur le bord de la rivière de la mort, elle croise des créatures aux visages ornés de vulves carnivores. Pour désigner son style, Daisuke le nomme nandemo ari, «ouvert à toute possibilité», c’est-à-dire qu’il contient en germe chaque chose et son contraire : on y voit des monstres faire de la calligraphie et des lycéennes qui attendent, mais quoi. Nandemo Ari : n’importe quoi peut arriver. Tout a déjà eu lieu. Rien n’a d’importance. Peu importe.
Une vulve sur le cou comme un élégant bijou
Tout semble un peu déréglé dans cet univers onirique, où prolifèrent des paupières et des nymphes. Comme dans un rêve, Daisuke met en scène ses obsessions sous la forme d’images étranges, discordantes, marquées par la déréalisation. Le rêve «excelle à réunir les contraires, explique Freud, et à les représenter en un seul objet [...], en un seul et même élément manifeste [...] qui peut signifier l’un et l’autre à la fois.» Dans le Beau-Livre qui lui est consacré, imposante monographie (la plus complète à ce jour) d’environ 300 pages, Daisuke fait l’objet d’une analyse pointue qui insiste sur la dimension «chaosmique» de son travail, par allusion au mot chaosmos inventé par James Joyce (1). «Son art cherche à équilibrer des éléments disparates, voire dissonants, pour parvenir à une harmonie dont il importe de souligner qu’elle n’abolit cependant pas en son sein les différences et les tensions. Au contraire, elle les y maintient vivantes. Telle est la dimension alchimique du travail d’Ichiba, qui provoque une étrange fascination chez ceux qui aiment ses œuvres [ou] les collectionnent.»
Daisuke : le fils spirituel de Tristan Tzara ?
Daisuke, Dada : même combat ? Pour Xavier-Gilles Néret, qui signe l’introduction, l’art d’accorder les contraires «rejoint l’esprit du dadaïsme dont Daisuke se revendique, au plus près de la définition proférée par Tristan Tzara dans son Manifeste Dada 1918 : “J’écris ce manifeste pour montrer qu’on peut faire les actions opposées ensemble, dans une seule fraîche respiration [...]. Liberté : DADA DADA DADA, hurlement des couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA VIE.” Hans Richter souligne lui aussi la quête d’équilibre des contraires expérimentée avec ses amis dadaïstes à Zurich : «La croyance officielle en l’infaillibilité de la raison, de la logique et de la causalité, nous paraissait dépourvue de sens“.» Pour les enfants maudits de Dada, la vie procède de cette guerre que nos émotions mènent contre les choses trop ordonnées qui nous entourent. Il faut perdre le contrôle pour vivre. Il faut la violence pour désirer.
La survivance d’êtres passés, qui nous regardent depuis l’au-delà
Daisuke Ichiba confirme : «Pour moi, les choses forment des paires ou des ensembles, et je ne suis pas satisfait tant que je n’ai pas inséré toutes leurs composantes dans le même plan. Je n’aime ni la beauté, ni la laideur à l’état pur. Les deux doivent se mélanger.» Quand Xavier-Gilles Néret lui parle de »chaos », Daisuke répond : «J’aime simplement l’idée d’un espace où tout se mêle et fusionne.» Dans son travail –imprégné de mélancolie– la conscience aiguë de la mort et du mal se dégagent des scènes en apparence anodines : un banquet anthropophage (sans nourriture visible), une scène de crime (sans cadavre), deux amants sur la plage (sans rien qui laisse présager le drame)… Ces images étranges évoquent puissamment l’idée de «l’image-fantôme» conceptualisée par Georges Didi-Huberman (2) : «Les personnages des contes de fées, comme les fantômes, manifestent toujours une certaine propension à la mélancolie : ils n’arrivent jamais à mourir. Êtres de la survivance, ils errent comme des dybbouks, quelque part entre un savoir immémorial des choses passées et une prophétie tragique des choses futures.»
EXPOSITION : Daisuke Ichiba chez Arsenic Galerie à Paris, hélas achevée depuis le 23 décembre 2017.
A LIRE : Daisuke Ichiba, l’art d’équilibrer les dissonances, de Xavier-Gilles Néret, éd. Arsenic Galerie, 2017.
Prix : 69 euros. Tirage limité à 1200 exemplaires (tirage de tête de 69 exemplaires au prix de 150 euros). En vente chez Arsenic Galerie, au Regard Moderne, au Monte-en-l’air (Paris), à Taco-Ché (Tôkyô) et à la librairie Humus (Lausanne), sans doute aussi chez Timeless (en ligne) bientôt…
NOTES
(1) Finnegans Wake, de James Joyce, Faber & Faber, 1939.
(2) L’Image survivante, de Georges Didi-Huberman, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002.