Dans les années 1960 au Japon, des manuels pour les amoureux obtiennent un vif succès : ils montrent comment les hommes doivent tenir la main de leur bien-aimée. Comment lui caresser le visage. Comment lui toucher le nombril.
«Quand on s’aime, on cherche la main de l’autre pour la caresser, c’est normal.» Normal ? Pas vraiment. Le 17 mai 1934, Marcel Mauss, fondateur de l’ethnologie française, prononce devant la Société de Psychologie un discours intitulé Les Techniques du corps, dans lequel il démontre que le corps est un outil, livré sans mode d’emploi : on apprend à s’en servir, dit-il, ce qui suppose une transmission. On ne marche pas, on ne mange pas, on ne fait pas l’amour de la même manière selon les cultures. Marcel Mauss affirme avoir fait cette découverte alors qu’il était malade à New York : les infirmières de l’hôpital marchaient en balançant leurs bras des deux côtés du corps, comme des sportives. Ou plutôt: comme les actrices qui, sur grand écran, imposent alors une façon «jeune, dynamique et moderne» de se déplacer. Signe des temps : revenu en France, Marcel Mauss constate avec effarement que les parisiennes ne marchent plus à petits pas, bras immobiles. Elles ont adopté à leur tour ce balancement rythmé du corps sous l’influence d’Hollywood qui propose un séduisant modèle de féminité. Tonique ! C’est «une façon acquise et non pas une façon naturelle de marcher», résume Marcel Mauss. Que dire de ces gestes hautement codifiés qui permettent d’exprimer les affects ?
Des manuels derrière lesquels se profile la silhouette de l’occupant
Dans les années 1960, des manuels de bonne conduite amoureuse sont publiés au Japon sous des titres alléchants. Tel ce «Guide sexuel pour les jeunes gens» qui décline en photo toutes les étapes du flirt et de la séduction, sous une forme quasi protocolaire. On pourrait trouver cela naïf, voire émouvant. Mais la propagation de ces techniques du corps made in USA sont loin d’être innocentes : elles participent d’un programme idéologique connu sous le nom de 3S (Sports, Sex and Screen). Autrement dit : promouvoir la diffusion du sport, de l’érotisme et du cinéma dans le Japon de l’après-guerre. Il s’agit de rééduquer le peuple japonais et de lui apprendre la démocratie. En diffusant de nouveaux habitus corporels. Les techniques qui consistent à marcher main dans la main, prendre une femme par la taille, l’embrasser ou lui demander une date (dêto, デート) vont forcément avec la promotion des «valeurs» nouvelles que sont l’égalité homme-femme et le mariage d’amour. Ainsi pensent les occupants qui, de façon relativement pernicieuse, encouragent une certaine licence au Japon.
Forcer les réalisateurs japonais à filmer des baisers
Les forces d’occupation suggèrent d’ailleurs fortement aux studios d’introduire des scènes de baiser dans les films. Le premier film avec baiser, «Une jeunesse de 20 ans» (Hatachi no seishun), diffusé en 1946, met en scène deux jeunes gens choisissant leur épouse contre l’avis des parents : la Commission de censure qui contrôle étroitement le contenu des films insiste «pour qu’on rajoute plus d’érotisme dans le script et, en particulier, pour que le couple soit vu en train de s’embrasser.» Dans un article sur l’influence américaine dans l’après-guerre, l’historien Mark McLelland souligne : «Embrasser est un symbole de la démocratie». De fait, le contact buccal comme «acte démocratique» suscite un vif intérêt. Les films de baiser (seppun eiga) se constituent en genre à part entière et, détail d’importance, ils sont d’abord systématiquement nommés «films américains». L’adjectif «américain», – comme bon nombre de mots empruntés à l’anglais –, devient synonymes de lascif, lubrique, excitant, mais l’obscénité à laquelle il renvoie est désormais légitime, car elle s’inscrit dans le cadre idéologique nouveau qui est celui de l’égalité homme femme : chacun doit tirer autant de plaisir sexuel que l’autre d’une relation désormais placée sur le plan de la parité.
Liberté en amour et libéralisme : invention du «marché» matrimonial
Le régime impérialiste condamnait le concept d’amour à l’occidentale et toutes ses manifestations (baiser, promiscuité corporelle, etc) comme une forme de faiblesse coupable. Dans les années 30, les films occidentaux étaient donc expurgés de leur contenu «indécent». Dans les années 50 et 60, les Japonais sont invités à suivre le modèle «moderne» du mariage d’amour qui s’oppose au modèle dit «féodal» du mariage arrangé : l’économie du couple devient «libérale», avec tout ce que cela suppose d’ «investissement» affectif et de combat contre la «concurrence». Il s’agit de séduire puis de retenir, ce qui implique un savoir-faire. Ce savoir-faire, essentiellement corporel, se diffuse notamment par le biais d’articles qui expliquent comment embrasser (combien de temps, à quel endroit du visage, avec quelle expression faciale…) et par le biais de films qui exaltent l’idéal individualiste du free love (furi rabu, フリラブ, c’est à dire le droit d’aimer qui on veut).
Adopter d’autres manières de bouger : changer d’identité ?
Les spectateurs japonais se mettent à recopier les mimiques, les attitudes, les manières des héros qu’ils voient sur grand écran, enthousiasmés par l’apparente liberté avec laquelle les Américains «font ce qu’ils veulent», aveugles au puritanisme sous-jacent des films. Les histoires d’amour mélodramatiques, modelées sur les films hollywoodiens, s’inscrivent elles aussi dans cette logique de «promotion de la liberté». Mais, sous couvert de lutter contre l’ «ancien système d’oppression» , elles contribuent surtout à populariser l’image d’une sexualité limitée à sa seule satisfaction matérielle. «Plus de 700 revues érotiques sont publiées entre 1946 et 1948», estime Mark Mc Lelland. Dans un article consacré au strip-tease japonais, le chercheur Bruno Fernandes dénonce avec ironie «la surchauffe d’une mutation sociale forcée par l’occupant américain dont le souci premier est un remodelage, non seulement des mécaniques intestines de l’Etat (refonte économique, purges politiques, nouvelle constitution), mais aussi de la self-image et, partant, de l’affectologie des Japonais dans leur ensemble.» Il s’agit de leur faire adopter des postures, des manières de bouger ou de se toucher qui induisent une forme de «relâchement» et une autre perception du corps, afin que ce champ de ruines qu’est le Japon devienne le «fumier d’un capitalisme nouveau». Ainsi se moque Bruno Fernandes, pour qui technique rime avec stratégique. Quand vous croyez tout naturel d’embrasser votre amant-e, n’embrassez-vous pas, en même temps, un système socio-économique et politique ?
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POUR EN SAVOIR PLUS : Pornologie vs capitalisme – Le groupe de happening Zero Jigen – Japon 1960-1972, de Bruno Fernandès, Les presses du réel, 2014.
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