Au 1er siècle avant Jésus-Christ, un poète latin – disciple du philosophe Epicure – s’en prend avec violence à la passion. Aimer, dit-il, relève d’une forme de folie «car dans l'ivresse même de la possession l'ardeur amoureuse flotte incertaine et se trompe».
Le poète se nomme Lucrèce. La seule «biographie» qui nous soit parvenue de lui tient en trois lignes. Elles sont du moine Jérôme (347-420) : «Jeté dans la folie par un philtre d’amour, après avoir écrit quelques livres dans les intervalles de sa folie […], il se tua de sa propre main à l’âge de 43 ans.» Quelle ironie du sort. Lucrèce serait mort d’amour ?
L’ennemi de l’amour victime d’un philtre d’amour ?
Jacque Poucet, spécialiste de la Rome antique, commente : «Que l’ennemi farouche de l’amour qu’était Lucrèce ait été victime d’un philtre, vengeance d’une amoureuse déçue, et qu’il en ait perdu la raison, cela paraît un assez «mauvais roman». Par ailleurs, Lucrèce, athée pratique, était aux yeux des chrétiens un poète impie et il ne serait pas exclu que certains d’entre eux aient tenté à posteriori de discréditer son oeuvre en la mettant au compte de la folie.» Bref, on ne sait pas de quoi est mort Lucrèce. On sait juste qu’il est l’auteur d’un long et sublime poème sur La Nature du monde (De Natura Rerum), sans lequel il n’existerait pratiquement plus aucune trace d’une des plus importantes écoles philosophiques de l’antiquité : l’épicurisme (1), également appelé «l’École du Jardin», souvent confondu à tort avec l’hédonisme.
«Il n’y a pas d’amour sans fleurs»
Dans un ouvrage consacré aux Fleurs dans l’Antiquité (Flora, publié aux Belles Lettres, en 2017), Delphine Lauritzen a rassemblé parmi les plus beaux textes anciens sur les jardins, les fleurs et les mythes anciens qui leur sont liés : la rose cosmique aux pétales rouge sang, l’anémone aux couleurs des larmes d’Aphrodite, la jacinthe ornée d’un alpha qui est la lettre de la douleur, le narcisse toxique et l’heliotrope tournoyant se croisent au fil des pages qui toutes racontent l’histoire d’une passion. «Il n’y a pas d’amour sans fleurs», dit Delphine Lauritzen. Il n’y a pas d’amour sans chagrin non plus. Les histoires qu’elle raconte confirment souvent la pensée de Lucrèce : aimer, c’est perdre la paix du coeur. Car «c’est une loi que le blessé tombe du côté de sa plaie ; le sang jaillit dans la direction de qui a frappé et l’ennemi, s’il s’offre, est couvert de sang. Ainsi en est-il de celui que les traits de Vénus ont blessé, […] il court à qui l’a frappé, impatient de […] laisser dans le corps convoité la liqueur jaillie du sien, car son muet désir lui présage la volupté.» (Livre IV, 1031-1045)
La théorie des simulacres
Impatient de posséder, l’amoureux (ou l’amoureuse) se précipite vers l’être aimé comme un rêveur assoiffé se précipite vers les sources vues en songe. Ces désirs et ces songes sont des «simulacres», explique Lucrèce, qui donne au mot un sens étrange. Il assimile les «simulacres» – c’est-à-dire nos perceptions et nos images mentales – à des sortes de membranes légères qui «voltigent dans l’air», en foule errante, «et qui, se rencontrant, forment sans peine les uns avec les autres des tissus comparables à des toiles d’araignée ou à des feuilles d’or. Ils sont en effet plus déliés encore que les atomes qui frappent nos yeux et provoquent la vue, puisqu’ils pénètrent par tous nos pores et vont jusqu’aux profondeurs de l’âme subtile éveiller la sensibilité.» Pour Lucrèce, ce sont les simulacres qui font apparaître à l’esprit des visions. «C’est pourquoi nous croyons voir des Centaures, des monstres marins, des Cerbères et les fantômes des morts dont la terre tient les os embrassés.» (Livre IV, 725-726) C’est pourquoi aussi nous voyons l’image de l’être aimé partout, en son absence, comme un spectre obsédant. Lucrèce conclut : l’amour est une illusion, dit-il, car croyant assouvir notre besoin de l’autre nous meurtrissons sa bouche de nos lèvres, sans pouvoir en faire la chair de notre chair.
Comment faire pour posséder l’être qu’on désire ?
Impossible de posséder l’autre. A la différence du pain et de l’eau, le sexe ne conduit qu’au tourment, dit Lucrèce. La nourriture peut satisfaire notre faim. L’eau peut satisfaire notre soif. Mais faire l’amour ne satisfait pas notre amour. En vain les amants se mordent-ils de baisers : «quand le désir concentré dans les veines a fait irruption, un court moment d’apaisement succède à l’ardeur violente ; puis c’est un nouvel accès de rage, une nouvelle frénésie. Car savent-ils ce qu’ils désirent, ces insensés ? Ils ne peuvent trouver le remède capable de vaincre leur mal, ils souffrent d’une blessure secrète et inconnaissable.» (Livre IV, 1099). Prônant les joies d’une sexualité non-exclusive, libérée des entraves amoureuses et de la jalousie, Lucrèce vante «les plaisirs de Venus», par opposition au piège de la passion. C’est «la sagesse» même, dit Lucrèce que de ne pas s’embarrasser de liens et d’illusions. S’adonner aux «fièvres brûlantes» sans souci de rien d’autre qu’assouvir ses envies. Avec une jolie femme ou un tendre garçon, peu importe.
Invocation à la déesse de l’amour, force de vie
De fait, son grand poème, La Nature du monde, s’ouvre sur un éloge vibrant à Vénus, dont Delphine Lauritzen fournit un extrait (traduit par A. Ernout), qu’elle intitule «Sous les pas de Vénus naissent les fleurs» : «Vénus nourricière, toi par qui sous les signes errants du ciel, la mer porteuse de vaisseaux, les terres fertiles en moissons se peuplent de créatures, puisque c’est à toi que toute espèce vivante doit d’être conçue et de voir, une fois sortie des ténèbres, la lumière du soleil, devant toi, ô déesse, à ton approche s’enfuient les vents, se dissipent les nuages ; sous tes pas la terre industrieuse parsème les plus douces fleurs, les plaines des mers te sourient, et le ciel apaisé resplendit tout inondé de lumière.» (Livre I, 1-10) Se peut-il que Lucrèce se soit suicidé ? Ovide écrit dans Les Amours : «Les poèmes du sublime Lucrèce ne périront que le jour où le monde entier sera détruit.»
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Flora. Les Fleurs dans l’Antiquité, textes rassemblés et présentés par Delphine Lauritzen, Les Belles Lettres, 2017
NOTES
(1) «Des ouvrages d’Épicure, qui fut beaucoup lu et célébré dans toute l’Antiquité tardive, il ne reste pratiquement rien, sauf trois lettres et quelques sentences.» (Wikipedia)
(2) La sagesse est donc de se tenir sur ses gardes, comme je l’ai enseigné, pour échapper au piège [de l’amour] (Livre IV, 1134)