Face aux politiques de croissance qui font peser sur nos vies la menace de catastrophes écologiques, des femmes réagissent. Avec la volonté de faire quelque chose plutôt que de subir passivement cette terreur, elle demandent «que pouvons-nous faire?»
Le 17 novembre 1980, deux mille femmes encerclent le Pentagone pour protester contre la course aux armements nucléaires. Certaines déguisées en sorcière brandissent des balais et jettent des sorts contre le Pentagone. D’autres disposent des photos d’enfant et de fleur sur des kilomètres de clôtures militaires. Ou accrochent des poèmes aux toiles de laine multicolores qu’elles tissent aux portes du complexe, afin de les bloquer . A la fin, elles lisent collectivement leur déclaration d’unité : «Nous nous rassemblons au Pentagone, car nous avons peur pour nos vies. Peur pour la vie de cette planète, notre terre, et pour la vie de nos enfants qui sont notre avenir humain«.
Women’s Pentagon Action : 2000 femmes en 1980, 4000 en 1981
«Connue sous le nom de Women’s Pentagon Action, c’est l’une des actions les plus spectaculaires des mobilisations écoféministes ayant eu lieu durant les années 1980.» La chercheuse Emilie Hache, professeur de philosophie émérite à la Sorbonne, consacre au mouvement un livre d’anthologie, Reclaim, qui en détaille l’impact : confrontées «à la peur voire la terreur d’un avenir irradié comme à la détresse de léguer un monde en ruine, ces femmes ont […].bloqué des centrales nucléaires, des centres de recherche sur le nucléaire militaire, […] ont fait des rituels, des danses spirales, ont joué du tambour, chanté, hurlé, se sont enchaînées aux grilles de ces institutions, les ont décorées, cadenassées, sciées, […] ont écrit des poèmes, des récits de ces actions, des déclarations d’unité»…
Les individus font la société autant qu’ils sont faits par elle
L’ouvrage Reclaim offre le meilleur de ces textes –tour à tour vibrants, mordants, acérés, bouleversants– quinze en tout. Au désastre écologique en cours, ces quinze textes répondent avec une grande liberté de ton, mais surtout l’énergie de l’espoir. Pour les écoféministes, il est encore possible de changer le monde. Comment ? Leur réponse est déroutante : en étant fières d’être des femmes. La solution qu’elles prônent semble absurde. Peut-on stopper la déforestation massive, les océans de plastique et les fuites radioactives en plantant des potagers en forme de vulve ? Non, bien sûr. Et pourtant : si l’on part du principe que l’idéologie capitaliste s’appuie sur un système conceptuel liant la femme à la nature et la nature à la matière informe, alors oui, certainement, réhabiliter la femme c’est proposer un autre cadre explicatif du monde, une autre grille de lecture, d’autres valeurs. Partant du principe que les individus font la société autant qu’ils sont faits par elle, les écoféministes proposent un changement culturel global. Impossible, disent-elles, d’agir sur le climat sans passer, au préalable, par une refonte complète de cet imaginaire occidental qui assimile la Terre à une Femme et la Femme à une créature inférieure, irrationnelle, impure, hystérique, en attente d’être «encadrée».
«Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure»
Pour les écoféministes, la surexploitation de notre planète repose sur la dévalorisation de toutes les qualités attribuées à la nature –elle est féminisée–, ce qui justifie qu’on la dévaste, puisque la nature s’oppose à la culture. Dominer la terre par la technologie, réprimer la liberté des femmes : même chose. Les «deux formes d’oppression» étant intrinsèquement liées, il s’agit pour les écoféministes d’inverser le stigmate. Ce qui suppose de tout reprendre à zéro : on nous a fait croire, disent-elles, que la transcendance était une valeur positive, par opposition à la lourde matière, au biologique et à la chair. Et si c’était faux ? On nous a fait croire que la chair était du côté des émotions, des faiblesses, de la mort… Et si vous accordiez, au contraire, plus d’attention à cette source bruissant au fond de l’être, que Breton appelait le murmure ? «Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure» . Emilie Hache, elle-même souligne : «Comment se (re)connecter au monde, de manière responsable, si l’on doute de ses propres sensations, de ses propres expériences, de sa propre existence ?»
Des rituels lunaires pour en finir avec le dualisme…
La force de l’écoféminisme, dit-elle, est «d’avoir réussi à retourner cette association négative des femmes avec la nature […], en objet de revendication et de lutte politique qui concerne potentiellement tout le monde : oui, bien sûr, les femmes sont proches de la nature, oui bien sûr les femmes font partie de la nature, et on vous souhaite de vous en souvenir aussi, et si les hommes le rejettent, c’est qu’ils ont un problème !» Sous-entendu : les hommes aussi sont proches de la nature, eux aussi font partie de la nature. Voilà pourquoi, lorsque des femmes se maculent réciproquement le visage avec du sang menstruel, cela peut prendre du sens (1). Sois fière d’être une femme. Si tu l’es, tu cesseras de transmettre des valeurs fausses à tes enfants. Tel est le message latent de ces rituels inventés par les écoféministes pour sortir la société de l’ornière. Mais bien sûr, le combat écoféministe ne se limite pas à ces exercices de «resacralisation» du corps.
… Mais aussi une critique radicale de Platon ou Descartes
Se réapropprier son corps passe aussi, en profondeur, par une critique radicale de la pensée philosophique, scientifique et religieuse occidentale. L’écoféminisme attaque à la racine les fausses vérités. Le message de Descartes par exemple «Je pense donc je suis» : pourquoi pas «Je ressens donc je suis ?» Au nom de quoi notre société fait-elle passer la pensée avant la sensation ? Pour en finir avec l’opposition nature-culture, qui sous-tend la surexploitation de la terre, il faut saper le système à sa base, c’est-à-dire remettre en cause systématiquement le primat de la raison sur les émotions, du mâle sur la femelle et du sacré sur le profane.
C’est sur ce point que les écoféministes se montrent les plus inventives. Le premier texte de son recueil en fournit une illustration magistrale. Il est signé Susan Griffin qui s’appuie sur un corpus de traités mêlant métaphysique, astronomie ou théologie dont elle extrait des sentences (empruntées à Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Saint Augustin, Bacon etc). Le tout donne un poème surréaliste, une succession de vérités mortifères, organisées en cadavre exquis :
«Les femmes sont la porte du diable”, est-il dit
«Il est décidé que la matière est transitoire et illusoire comme les ombres sur un mur projetées par la lueur du feu ; que nous habitons dans une caverne, dans la caverne de notre chair, qui est également matière, également illusoire ; il est décidé que ce qui est réel se situe en dehors de la caverne, dans une lumière plus brillante que ce que nous pouvons imaginer, que la matière nous piège dans les ténèbres. Que l’idée de la matière existait avant la matière et est plus parfaite qu’elle, idéale.
Sic transit, comme passent rapidement, gloria mundi, les gloires de ce monde, est-il dit
Il est décidé que la matière est passive et inerte, et que le mouvement trouve son origine en dehors de la matière. […]
Il est décidé que la nature de la femme est passive, qu’elle est un réceptacle attendant d’être rempli.
Il est décidé que l’existence de Dieu peut être prouvée par la raison et que la raison existe pour appréhender Dieu et la nature.
Il est observé que les femmes sont plus proches de la terre.
Que les femmes conduisent à la corruption de l’humanité. Les femmes sont “la porte du Diable”, est-il dit.»
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A LIRE : Reclaim, recueil de textes choisis et présentés par Emilie Hache, éditions Cambourakis, 2016.
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NOTE 1 : Les hommes seraient bien avisés de se barbouiller le visage avec leur propre sperme, afin de se réconcilier, s’il en était besoin, avec leur corps.