Lorsque Desnos quitte les surréalistes, avec pertes et fracas, il lance une mise en garde : «Croire au surréel, c’est repaver le chemin de Dieu." La pensée de Breton, dit-il, fait le lit du catholicisme car elle assimile l'amour à une quête mystique.
Saviez-vous que Breton avait rencontré Freud ? Ce fut un bide. Dans un ouvrage collectif (André Breton ou Le surréalisme, même) Sarane Alexandrian raconte l’entrevue avec humour : «Ayant épousé le 15 septembre 1921 Simone Kahn, leur voyage de noces les mena en Autriche où il demanda par lettre une entrevue à Freud (dont il n’avait encore lu aucun livre). A Vienne, tandis que Breton se rendit chez Freud le lundi 10 novembre 1921, à trois heures de l’après-midi, sa femme l’attendit dans un café à côté. Elle m’a raconté que lorsqu’il sortit de la maison du 19 de la Bergasse, Breton était blême et défait tant cette rencontre l’avait désappointé. Il s’imaginait, lui qui aspirait à une conciliation suprême de la science et de la poésie, qu’elle allait s’accomplir instantanément en leurs deux personnes. Au lieu de cela, Freud l’avait laissé se morfondre dans son antichambre, parmi une douzaine des malades, et l’avait éconduit après quelques banalités polies. »
Combat autour du rêve
Sarane Alexandrian ajoute qu’aux dires de Simone Kahn (1), Breton était d’autant plus mortifié qu’il avait mis un «feu d’enthousiasme» dans la lettre envoyée à Freud : «Les années suivantes, il n’a cessé de garder une sourde rancune contre Freud à cause de cette entrevue avortée. Il n’en disait du bien que par honnêteté intellectuelle.» Breton était tellement frustré que, – rapportant cette visite dans la revue Littérature (mars 1922) –, il présenta Freud comme «un petit vieillard sans allure». «Ce même numéro s’ouvrit par trois récits de rêves de Breton, car il avait décidé que lui et ses amis noteraient leurs rêves et les publieraient, afin d’opposer à la littérature conventionnelle des documents bruts.» Le combat des coqs était lancé.
Freud, Breton : «Ils étaient fait pour s’incomprendre»
En 1922, Breton veut la guerre ou plutôt «montrer à l’autre [Freud], et aux public en général, qu’un groupe de poètes est aussi compétent qu’un groupe de savants pour traiter en profondeur le problème du rêve.» Vain combat, évidemment. Marc Saporta et Henri Béhar soulignent avec ironie : «Contrairement au Viennois pour qui le subconscient est une maladie sinon une médecine, Breton ne s’intéresse qu’à la puissance occulte de la déraison. Ils étaient fait pour s’incomprendre […] L’un soucieux de guérir, l’autre de ne pas guérir.» L’exploration du rêve n’a pas pour Breton de vertu curative. Il s’agit au contraire d’un territoire vierge à explorer. Ou plutôt : annexer.
La Période des Sommeils
Le 25 septembre 1922, Breton lance l’offensive avec La Période des Sommeils, une série de soirées qui se déroulent dans son atelier au cours desquelles sont testées les techniques d’hypnose des séances médiumniques. Breton, du haut de ses 26 ans, met ses amis en état second. Il sait s’y prendre : ancien étudiants en médecine, orienté vers la psychiatrie, il a été pendant cinq mois l’assistant du Rr Raoul Leroy, criminologiste spécialisé dans les «crimes hypnotiques». Breton fait des merveilles avec ses cobayes. Robert Desnos, notamment, «devient un volcan en éruption. Sous hypnose, il fait des jeux de mots fulgurants, écrit son livre Deuil pour deuil (dont le titre primitif était An pour an, Deuil pour deuil, contrepèterie de Oeil pour oeil, Dent pour dent)». Breton se réjouit. Mais certaines séances frisent la catastrophe ou le ridicule : Desnos somnambule poursuit Eluard avec un couteau, bien décidé à le tuer. D’autres fois, il prétend être en communication télépathique avec Duchamp alors aux Etats-Unis. René Crevel veut que tout le monde se pende. Benjamin Péret avale des sous qu’il a dans ses poches.
«M’éveiller ? De quel droit ?»
De fait, certaines séances sont plus ou moins simulées. «Ce n’était pas de la rigolade, mais ce n’était pas sérieux» (2), raconte un témoin. Il s’agit d’une période d’expérimentations. Certaines sont paroxystiques, d’autres loufoques. Un jour, Breton ne parvient plus à réveiller Desnos, plongé dans la narcolepsie. Simone, affolée, appelle un médecin que Desnos insulte : «M’éveiller ? De quel droit ? Que pouvez-vous comprendre à la poésie ?» Dans le laboratoire de Breton, les surréalistes ne s’interdisent qu’une seule chose : communiquer avec les morts. Ils ne croient pas en l’au-delà. Le spiritisme ? Très peu pour eux. La religion ? Méfiance. La mystique seule peut avoir grâce à leurs yeux, car elle relève non pas d’une doctrine, ni même d’un mouvement, mais d’un «traitement du langage», finalement très proche des «expériences scripturaires» des surréalistes : il s’agit d’un travail sur les mots. Comment transmettre une vérité dont on a eu la connaissance par une voie si étrange, si incertaine que la grâce ? Etait-ce un rêve ? Quelle est la nature de ces arrachements ?
Le discours obscur et contradictoire des mystiques
Les mystiques tentent de saisir le réel par les mots qu’ils torturent, multipliant les oxymorons, afin de traduire verbalement les déchirements de la passion qu’ils ont pu vivre au contact du Christ. Jean de La Croix, notamment, multiple les alliance impossibles : «brûlure suave», «musique silencieuse», «plaie délicieuse», « flamme d’amour qui me blesse si tendrement». Sa contemporaine, Thérèse d’Avila, invente une langue à part entière : «Il y a une forme de ravissement que j’appelle “vol de l’esprit”», dit-elle. Plus loin (dans Les chemins de la perfection), elle précise : «J’ai l’habitude de dire dire suspension pour ne pas dire extase»… «J’appelle “transport” un désir qui vient à l’âme sans que l’oraison l’ait précédé. Soudain, l’âme se rappelle que Dieu s’est absenté d’elle»… Dans un livre intitulé La Fable Mystique, Michel de Certeau, analyse tout particulièrement le «château intérieur » que décrit sainte Thérèse comme l’espace d’une vérité indicible –l’amour– qu’il s’agit, péniblement, de mettre en adéquation avec les mots.
Je ne vois pas la [femme] cachée dans la forêt
Il était inévitable que Breton s’y intéresse. En 1929, les surréalistes publient une enquête sur l’amour dans le n°12 de La Révolution surréaliste, illustré d’une oeuvre qui exprime l’idée même de l’inadéquation entre nos attachements terrestres et l’essence de l’Amour… L’oeuvre montre, au centre, une femme trop visiblement nue, entourée des portraits de seize surréalistes aux yeux clos. Le tableau porte l’inscription : «Je ne vois pas la [femme] cachée dans la forêt». Par allusion à l’assertion «l’arbre qui cache la forêt», l’oeuvre évoque donc «La réalité visible du monde qui cache sa vérité mystérieuse». Les surréalistes ferment les yeux pour mieux voir. De même Jean de la Croix plonge dans la «nuit obscure» pour rencontrer son «Aimé» (3). De même Thérèse d’Avila se laisse ravir, «l'âme comme perdue en Celui qui est devenu son fiancé […]. Et elle marche hors de soi». Curieusement, l’entreprise surréaliste de distorsion du langage a rejoint celle des mystiques sur un autre plan. Il y a eu des miracles. Neuf ans après sa mort, Thérèse fut exhumée. Son corps incorrompu embaumait un parfum délicieux. Or le tableau peint par Magritte, placé au centre de l’oeuvre, a lui-même traversé la mort : la peinture s’est désagrégée de telle sorte que les contours de la femme, décomposés en un réseau de craquelures dorées, l’ont nimbée d’une aura surréelle.
«Il y a des choses mystérieuses, n’est-ce pas ?» (Sarah Palmer, Twin Peaks)
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NOTES
Note de chapô : En 1930, Breton publie le Second Manifeste du surréalisme. Robert Desnos (qui a fait secession l’année précédente) rédige un Troisième Manifeste du Surréalisme en guise de réponse critique, dont voici la conclusion : «Croire au surréel, c’est repaver le chemin de Dieu. Le surréalisme tel qu’il est formulé par Breton est un des plus graves dangers que l’on puisse faire courir à la libre pensée, le piège le plus sournois où l’on puisse faire tomber l’athéisme, le meilleur auxiliaire d’une renaissance du catholicisme et du cléricalisme.»
(1) Sarane Alexandrian l’appelle Simone Collinet, car Simone Kahn (devenue Simone Breton en 1921) épousa Michel Collinet en secondes noces (en 1938). Source : André Breton ou Le surréalisme, même, de Marc Saporta et Henri Béhar, L’Age d’homme, 1988.
(2) Robert Desnos, le roman d’une vie, de D. Desanti, Mercure de France, 1999, p. 123. Cité dans Dedans-dehors, publié par Henri Béhar.
(3) «Au sein de la nuit bénie / En secret car nul ne me voyait / Ni moi je ne voyais rien / Sans autre lueur ni guide / Hors celle qui brûlait en mon coeur […] O nuit qui m’a guidée / O nuit plus aimable que l’aurore / O nuit qui a uni / L’Aimée avec son aimée / L’aimée en son Aimé transformée / […] Je me tins coi, dans l’oubli / Tout cessa. Je m’abandonnai / Abandonnant mon souci / Parmi les lis, oublié» (Jean de la Croix, Nuit obscure)
POUR EN SAVOIR PLUS sur Thérèse d’Avila et les mystiques : «Mystiques, masochistes : même combat ?» ; «Comment définir une caresse ?»