Au moment-même où l'aliéniste Charcot fait prendre en photo ses patientes hystériques, le criminologue Bertillon met au point le protocole de l'identification judiciaire. Photo médicale, photo criminelle… Quel rapport avec la photo d'extase ?
En décembre 1933, la revue Minotaure (n° 3-4) publie une oeuvre étonnante – Le Phénomène de l’extase – pour illustrer un article que Dali consacre à la beauté du Modern Style, l’art nouveau, dont les volutes confinent aux vertiges (1). Le Phénomène de l’extase, est un photomontage construit en spirale : il se compose de 32 photos organisées, en un labyrinthe de clichés qui s’enroulent, attirant l’oeil de façon hypnotique vers le cliché du centre, un portrait de femme photographiée par Halasz Gyula, dit Brassaï. Cette photo faisait partie d’une série de «femmes en jouissance onirique», prise en 1932. Brassaï à l’époque multipliait les photos des bouches du métro parisien dessinées par Guimard ainsi que les bustes 1900 achetés par Dali aux puces et qui représentaient des femmes nymphéas aux yeux renversés ou des «femmes-nénuphars au corps émergeant des exubérances florales, la chevelure se perdant dans des végétaux aquatiques». Dali voyait dans les circonvolutions de l’art nouveau une forme de folie ou d’ivresse. Le portrait de la femme «renversée» de Brassaï collait parfaitement avec son propos. Elle attérit donc logiquement au coeur d’un dispositif qui fonctionne comme un rébus et dont l’historien Michel Poivert, en 1997, fournira une magistrale analyse…
Trois têtes d’hommes, quatre sculptures, deux objets et… seize oreilles
Michel Poivert énumère d’abord les éléments qui composent l’image : «la plupart montrent un visage de femme que le titre nous invite à considérer en extase. À ces visages féminins s’ajoutent trois têtes masculines, quatre sculptures, deux objets (une chaise, une épingle) ainsi que seize oreilles.» Des oreilles ? Toute l’énigme se trouve là. Pourquoi avoir mis des oreilles dans un photomontage dédié au phénomène de la «vision» ? A cette question, Michel Poivert répond de façon un peu allusive. Ces photos d’oreille ont été prises par Alphonse Bertillon, dit-il. Bertillon est un criminologue. Plus précisément, c’est le créateur de l’anthropométrie judiciaire : il fonde en 1882 le premier laboratoire en France d’identification criminelle. «La méthode Bertillon part du calcul qu’en prenant quatorze mensurations – taille, longueur des pieds, main, oreille, avant-bras, arête du nez, écartement des yeux, etc. – sur n’importe quel individu, il n’existe qu’une chance sur 286 millions pour qu’on retrouve les mêmes mesures chez un autre individu» (source : Wikipedia). C’est Bertillon, notamment, qui invente le système des photos de profil et de face. Lui aussi qui prône la description des «stigmates», dans les fiches de signalement. Quel rapport avec l’extase ?
La subversion surréaliste en images
Michel Poivert explique : «L’iconographie de l’anthropologie criminelle fait ici une incursion au moment même où le groupe cherche à définir une identité révolutionnaire.» Les surréalistes s’intéressent beaucoup à la grammaire de la répression. Dali, notamment, se passionne pour la revue La Nature, une revue de vulgarisation scientifique qui publie au moins trois articles de Bertillon, illustrés de photographies judiciaires. «Les fragments photographiques exploités par Dali sont en fait extraits de tableaux synoptiques». Un tableau synoptique désigne une présentation, en général graphique, qui permet de saisir d’un seul coup d’œil un ensemble d’informations. Bertillon, en l’occurrence, invente des répertoires à onglets composés de planches qui réunissent des photos de front, de nez, de bouche ou de mentons, disposés sur une grille. L’ambition de Bertillon : dresser un véritable atlas de la morphologie humaine. La notion d’atlas qui – au XIXe siècle désigne tous les recueils de planches joints à un ouvrage – est à l’origine de la cartographie. Ce que la police moderne met au point, c’est donc la transformation du corps humain en territoire de surveillance et de contrôle. Bertillon réduit le corps à un ensemble de relevés dont la «localisation rigoureuse», ainsi qu’il l’explique, doit permettre littéralement de piéger le criminel.
Hélix, lobe, conque, plis et replis de nos oreilles
Dès 1883, les établissements pénitentiaires se dotent d’outils qui servent à mesurer la hauteur du front par exemple, ou à déterminer la forme exacte d’un pavillon auriculaire : Bertillon en décompose chaque «saillie» avec un soin obsessionnel. La branche supérieure du repli de l’anthelix est-elle «nulle, effacée, intermédiaire ou accentuée» ? L’antitragus est-il «versé, intermédiaire ou droit» ? Les surréalistes se régalent de cette précision proche de la folie maniaque. Michel Poivert souligne que la répétition du motif de l’oreille agit à la manière d’une «stéréotypie» (2), c’est-à-dire d’un geste reproduit en boucle ou d’un mot réitéré sans fin : le symptôme d’un trouble mental. Quoi de plus proche d’une extase qu’une fixation morbide ou hystérique ? De ce point de vue, certainement, les photos judiciaires d’oreille ont parfaitement leur place dans ce photomontage, «qui mêle précisément la dévotion et le disciplinaire dans la figure pathologique de l’extase, avance Michel Poivert : la passion de Dali pour l’hystérie nous guide immanquablement vers Jean-Martin Charcot. En effet, au moment où Dali s’inquiète d’une représentation de l’extase, la définition du phénomène par les théologiens est tout entière bâtie en réaction contre la fortune populaire de l’extase hystérique.» Le choix de l’oreille, cependant, reste obscur. Parmi toutes les planches de Bertillon, Dali aurait pu choisir celles des bouches ?
Les oreilles sont «toujours en extase»
Dans un texte intitulé «Le phénomène de l’extase» (dans Le Minotaure, 1933), Dali explique lui-même à mots couverts la raison de ce choix : les oreilles sont «toujours en extase» dit-il, par allusion probablement à leur forme enroulée. Les oreilles ont la même forme qu’une fractale ou qu’un vortex. Elles entraînent le regard au fil d’un tourbillon jusqu’en leur point central, l’orifice noir du conduit auditif… Or le photomontage est lui-même construit à la manière d’une oreille, guidant l’oeil jusqu’au portrait de la femme en extase. Comment faut-il comprendre cette comparaison de la femme à un trou ? Est-elle réductible au puit d’ombre d’une oreille ? Sur ce point, j’aimerais suggérer une hypothèse : on a souvent reproché au surréalisme d’avoir davantage considéré la femme comme une mère, une muse ou une fée (pire encore une femme-enfant) que comme une artiste ou une créatrice. Au mieux, elle est medium, intermédiaire entre les mondes, ce que Le Phénomène de l’extase donne justement à voir : entre l’univers dévotionnel de la grâce et celui, clinique, de la folie, la femme au coeur du photomontage offre le spectacle ambigu d’un être emporté par une émotion de souffrance et de joie mêlées. A quelle passion se voue-t-elle ? Terrestre ou céleste ?
Dans «sa profondeur abyssale, règne l’absence de contradictions»
En 1924, Breton écrit dans le Manifeste du surréalisme : «Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire.» Or la femme en extase opère cette synthèse dont Breton fait la matière même de son projet. Elle bascule en arrière, dans une position corporelle qui indique le «renversement» des valeurs indispensable à l’avènement du surréel : quand une chose se change en son contraire, que les opposés se rejoignent, les antithèses se résolvent dans un monde «absolu». Dali l’exprime en ces termes : «Durant l’extase, aux approches du désir, du plaisir, de l’angoisse, toute opinion, tout jugement (moral, esthétique, etc.) change sensationnellement. Toute image, de même, change sensationnellement. On croirait que par l’extase nous avons accès à un monde aussi éloigné de la réalité que celui du rêve. Le répugnant peut se transformer en désirable, l’affection en cruauté, le laid en beau, les défauts en qualités, les qualités en misères noires.» (Le Phénomène de l’extase, 1933). C’est ici que j’aimerais conclure : quand on plonge dans l’extase, peut-être n’y a-t-il plus de différence entre ce qu’on voit et entend. Breton a écrit un poème, en 1946, sur le coquillage qui indique peut-être cette piste.
La suite au prochain post
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Écoute au coquillage
Je n’avais pas commencé à te voir tu étais AUBE
Rien n’était dévoilé
Toutes les barques se berçaient sur le rivage
Dénouant les faveurs (tu sais) de ces boîtes de dragées
Roses et blanches entre lesquelles ambule une navette d’argent
Et moi je t’ai nommée Aube en tremblant
Dix ans après
Je te retrouve dans la fleur tropicale
Qui s’ouvre à minuit
Un seul cristal de neige qui déborderait la coupe de tes deux mains
On l’appelle à la Martinique la fleur du bal
Elle et toi vous vous partagez le mystère de l’existence
Le premier grain de rosée devançant de loin tous les autres follement irisé contenant tout
Je vois ce qui m’est caché à tout jamais
Quand tu dors dans la clairière de ton bras sous les papillons de tes cheveux
Et quand tu renais du phénix de ta source
Dans la menthe de la mémoire
De la moire énigmatique de la ressemblance dans un miroir sans fond
Tirant l’épingle de ce qu’on ne verra qu’une fois
Dans mon coeur toutes les ailes du milkweed
Frêtent ce que tu me dis
Tu portes une robe d’été que tu ne te connais pas
Presque immatérielle elle est constellée en tous sens d’aimants en fer à cheval d’un beau rouge minium à pieds bleus
1946 (extrait de Lettres à Aube: 1938-1966)
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A LIRE : Michel POIVERT, «Le Phénomène de l’extase ou le portrait du surréalisme même», Études photographiques, n°2, mai 1997, reproduit dans Michel POIVERT, L’Image au service de la révolution. Photographie, Surréalisme, Politique, Le Point du Jour Éditeur, 2006.
NOTES
(1) Quoique collective, l’oeuvre est généralement attribuée à Dali qui en a réalisé l’essentiel. Pour en savoir plus : lire les lettres de septembre 1933 envoyées à Gala, Paul ÉLUARD, Lettres à Gala, 1924-1948, NRF Gallimard, Paris, 1984, p.220-227. Lire aussi la thèse de Marc Aufraise consacrée à Dali (dirigée par Michel Poivert)
(2) «Le Phénomène de l’extase», Dali (1933), Oui, 1. La Révolution paranoïaque-critique, Paris, Gonthier-Flammarion,197