Dans les années 1940-50, les adeptes de la libération sexuelle s’enferment dans des boîtes appelées «accumulateur orgone», qui permettent –disent-ils– de jouir sans les mains. Woody Allen en fait (sous le nom d’orgasmotron) un vaste sujet de plaisanterie.
L’histoire de l’orgasmotron remonte à 1927. Un jeune médecin autrichien publie La fonction de l’orgasme, illustré de «diagrammes de l’acte sexuel avec puissance orgastique». Persuadé que les névroses sont provoquées par les inhibitions, Wilhelm Reich demande à ses patients de transcrire en schémas leurs orgasmes afin de démontrer qu’il y a les bons orgasmes (les orgasmes hétérosexuels, obtenus par pénétration vaginale uniquement) et les mauvais orgasmes (masturbation, pénétration anale, coït interrompu ou «coït onaniste» accordant «trop» de place aux préliminaires). Les mauvais orgasmes créent de la frustration. La frustration crée à son tour de l’agressivité. L’agressivité dégénère en perversion, sadisme ou hystérie. Pour Wilhelm Reich, il est donc important de jouir, mais attention : «jouir sain». Etablissant un lien entre frustration érotique et oppression sociale, Reich décrète qu’il est nécessaire de faire l’amour suivant des règles précises, afin d’en finir avec l’oppression (sic)… Le coït idéal, dit-il, doit non seulement être synchronisé (l’homme et la femme jouissent en choeur), mais exclure toute forme de dispersion : il est interdit de rire, de parler ou de se caresser l’un l’autre. Si les partenaires respectent ces règles, ils bénéficieront d’une bonne santé et la société se transformera en Jardin d’Eden.
L’orgone est bleue, comme la vie elle-même
Reich, cependant, n’a aucune preuve de ce qu’il avance. A partir de 1934, il essaye de quantifier l’énergie libérée dans l’orgasme. William Burroughs raconte : «Wilhelm Reich fut, je crois, le premier chercheur à […] mesurer la charge électrique d’un orgasme, le premier à corréler ces mesures avec l’expérience subjective du plaisir et du déplaisir. Il y a l’orgasme plaisant, qui ressemble à un graphique de ventes, et le déplaisant, qui chute comme le Dow Jones de 1929» (Ma vie dans des boîtes à orgone, 1977). Dans un ouvrage critique intitulé L’Amour libre, Michel Brix résume : «après avoir pensé qu’il s’agissait d’une forme d’électricité (à la fin de sa vie, il l’apparentera plutôt à l’éther), Reich affirma qu’il avait réussi à voir l’orgone (elle serait de couleur bleue) et à l’accumuler dans des boîtes ; il prétendit en effet que cette force était tangible, qu’on pouvait l’observer au microscope et enregistrer son action à l’aide de thermomètres, d’électroscopes, d’oscillographes, de compteurs Geiger-Mueller et d’amplificateurs électroniques.»
Les visions vitalistes de Reich : un poème cosmique
Mais Reich était aussi un poète. Il assimilait Dieu à l’Énergie Vitale Cosmique. Pour lui, l’orgone imprégnait l’univers tout entier. Il percevait la puissance de l’orgone dans les mouvements de la voûte céleste. «La gravitation universelle n’existe pas ; les étoiles, le soleil et les planètes flottent dans un océan d’orgone, explique Michel Brix. Ainsi Reich vit de l’orgone partout : dans le ciel, dans les nuages, dans les mers. Il se livra à des expériences et à des études des plus curieuses, photographia des aurores boréales en indiquant “qu’il s’agissait de deux courants orgoniques accouplés et éprouvant un orgasme cosmique”, établit que les ouragans, comme les nébuleuses, étaient causés par l’étreinte de deux flux d’orgone, expliqua par celle-ci les dérives galactiques, tenta d’utiliser l’orgone pour combattre les radiations atomiques, mit au point des systèmes qui devaient dissiper les nuages…» Pour donner du crédit à ses idées, Reich publiait sans cesse des articles d’allure scientifique sur ce qu’il appelait ses «découvertes» : HIG, DOR, Melinor, Uror, Or… Parmi ses inventions les plus étonnantes (et populaires), il y eut surtout l’accumulateur.
La mode des boîtes ébranle New York
L’accumulateur est «un instrument assemblé et agencé matériellement de telle sorte que l’énergie vitale présente dans l’atmosphère de notre planète puisse être recueillie, accumulée et rendue utilisable à des fins scientifiques, éducatives et médicales», explique Reich (1951, The orgone energy accumulator). Concrètement, c’est une boîte dont l’extérieur est constitué de matière organique (en bois, par exemple) et l’intérieur tapissé d’une couche métallique. Cette boîte dans laquelle il est possible de s’asseoir ou de tenir debout, doit permettre de se «recharger». Ces boîtes devinrent très populaires dans les cercles artistiques et intellectuelles de New York, en particulier parmi les membres de la Beat Generation : dans son livre In The Seventies, Barry Miles raconte qu’Allen Ginsberg lui racontait plein «d’anecdotes désopilantes de personnes se rechargeant dans des boîtes orgones avant une orgie.» Avec l’aide de ses disciples, Reich avait entrepris de fabriquer ces boîtes artisanalement.
1940 : le premier accumulateur domestique de l’histoire
Le premier accumulateur pour usage domestique date de 1940. «Au cours des années suivantes, les boîtes d’orgones connaissent un grand succès», raconte Andreas Mayer. Dans un article consacré à Whilelm Reich (Du Divan à la boîte à orgone publié dans Terrain 67), il note cependant que ces boîtes ne furent pas utilisées suivant «les directives données par l’inventeur.» Elles furent en effet transformées en «machine à jouir» et beaucoup d’artistes en fabriquèrent eux-mêmes sans forcément respecter les instructions que Reich avait mis au point (1). Barry Miles témoigne : «William Burroughs avait l’habitude de posséder un accumulateur. A vrai dire, le dernier accumulateur orgone dans lequel j’ai pris place – à l’entame des années 1990 – lui appartenait. Il le gardait au fond du jardin attenant à sa petite maison de bois, à Lawrence, Kansas, près de la mare aux poissons rouges et des araignées noires avaient envahi la structure artisanale garnie d’une fenêtre circulaire incrustée dans la porte. William aimait venir y fumer un joint et se recharger de cette bonne énergie orgone. Assis là, sans que ce soit le produit de mon imagination ou de ma concentration sur mon corps, impossible à dire, j’ai ressenti un léger picotement que bien avant, dans les sixties, quand je m’étais fabriqué ma propre boîte.»
Une boîte pour le fast-sex et l’instant-orgasm ?
Concernant William Burroughs, il s’en était fabriquée une petite, pour recharger localement son pénis «avec une bouteille de gaz, recouverte avec de la ouate et de la toile de sac […]. C’était un outil sexuel puissant. Les orgones jaillissaient du bec de la bonbonne. Un jour, je suis rentré dans le grand accumulateur et j’ai tenu le petit accumulateur au-dessus de mon membre et j’y suis parvenu tout de suite.» (Source: My Life in Orgone Boxes) Il peut sembler curieux que Burroughs ait pratiqué la masturbation à l’aide d’une bonbonne à gaz… L’époque était propice aux délires. Andreas Mayer cite un des disciples de Reich, Elsworth Baker : «L’orgonomie est devenue populaire à Greenwich Village parmi les Bohemians et les beatniks, en tant que philosophie de l’amour libre. Quant à l’accumulateur, il était utilisé comme un endroit pour jouir.» Henry Miller, Isaac Rosenfeld, Norman Mailer, Saul Bellow firent partie des nombreux adeptes de l’accumulateur. William Burroughs affirme que Cocteau lui-même aurait tenté ce genre d’expérience. Ces boîtes ne portèrent malheureusement pas chance à leur inventeur.
De la cabine aphrodisiaque à l’outil orgonothérapeutique
Il aurait été préférable qu’elles restent des orgasmotrons. Hélas. Reich se mit en tête d’inventer des cabines pour soigner les cancers et la schizophrénie. Michel Brix raconte : «Les malades étaient placés dans des cabines où une sorte de paroi métallique réfléchissante était réputée avoir emmagasiné de l’orgone : cette substance pénétrait le corps du patient et le guérissait, ou au moins était censée le guérir. Reich voulut commercialiser ces appareils et suscita ainsi une enquête de la Food and Drug Administration, à l’issue de laquelle il fut condamné pour charlatanisme et mourut en prison, le 3 novembre 1957, quelques mois après son incarcération.» Lorsque Barry Miles se rend en pèlerinage au Musée Wilhelm Reich, à Rangeley, dans le Maine, il note avec tristesse que la chambre à coucher de Reich, qu’il est possible de visiter, a été vandalisée de la façon la plus outrageuse. «Un double lit, ce simple grabat contre le mur, symbolisait à ce point les idées subversives de Reich que des vandales, entrés par effraction, avaient chié en plein milieu de la couche.»
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A LIRE : L’Amour libre, brève histoire d’une utopie, Michel Brix, éditions Molinari, deuxième édition revue et augmentée (deux articles consacrés respectivement à Michel Onfray et Houellebecq ont été rajoutés), 2016 [2008]. Ce livre constitue la suite d’un ouvrage publié en 2001 «L’Héritage de Fourier», dans lequel Michel Brix faisait déjà l’historique des utopies basées sur le principe de l’amour libre.
A LIRE : article Du Divan à la boîte à orgone (Andreas Mayer), dans Terrain n°67, Jouir? coordonné par Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor-Descola et Agnès Giard. Revue dirigée par Vanessa Manceron et Emmanuel de Vienne. En librairie depuis le 10 mai 2017. En vente en ligne ici.
A LIRE : In the seventies, de Barry Miles, éditions castor Astral, 2016.
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