Il voulait libérer l’humanité par la jouissance. Il est mort en prison. Wilhelm Reich se comparait à Jésus-Christ (encore un). Comme lui, il a été cloué sur une croix… mais ses idées sont devenues notre crédo. Qui était ce gourou ?
«La chasteté, c’est mauvais pour la santé.» Cette pseudo-vérité, que l’on répète aujourd’hui comme une évidence, est l’idée maîtresse de Wilhelm Reich (1897-1957), dont tous les mouvements libertaires du XXe siècle ont fait leur maître à penser. Curieusement, alors que la plupart des médecins reprennent en coeur cette théorie, ils en désavouent l’auteur. Reich sent le soufre : «On l’a soit considéré, […] comme un “psychiatre fou”, soit comme le leader d’une secte ou d’un culte sexuel», explique Andreas Mayer. Dans un article intitulé Du Divan à la boîte à orgone (publié dans le numéro 67 “Jouir ?” de la revue Terrain), Andreas Mayer retrace le parcours atypique de ce génial disciple de Freud devenu fou (?) : vers la fin de sa vie, Reich invente toute une série d’instruments pour guérir le cancer ou faire tomber la pluie, puis meurt d’une crise cardiaque en prison. Drôle de parcours.
Faut-il s’assoir derrière ou devant le patient ?
Tout commence avec une dispute autour du «divan». «L’aménagement du dispositif psychanalytique, dans sa forme dite classique et bien connue, place l’analyste dans un fauteuil, derrière le patient lui-même allongé sur un lit de repos ou un divan.» La cure psychanalytique repose sur l’asymétrie : le patient parle à un médecin invisible, souvent silencieux, qui le regarde et l’écoute. Lorsqu’il met au point sa technique, Freud fait l’impasse sur les corps, qui sont immobilisés dans des postures propices à la mise en contact des inconscients. «Pourvu que “ça” parle», résume Andreas Mayer, c’est tout ce qui compte. «L’interdiction de toucher le patient ou d’avoir des rapports sexuels avec lui (la règle d’abstinence) trouve selon Freud sa justification dans le fait que celui-ci ne peut que s’attacher à son analyste». Lorsqu’il interdit tout rapprochement physique entre le médecin et le patient (et cela dès 1905 avec ses Trois Essais sur la théorie sexuelle), Freud fait la révolution. Jusqu’ici, les savants traitaient les malades en les auscultant, en les manipulant, en les hypnotisant, au besoin. Désormais, le médecin doit tenir le corps à distance.
Reich appuie l’analyse sur le langage corporel
Reich a 22 ans lorsqu’il rejoint les institutions psychanalytiques. Il devient le plus jeune collaborateur intégré au cercle intime de Freud, à Vienne. Dès le milieu des années 1920, il dirige le séminaire technique de la Société viennoise de psychanalyse. Sa contribution est énorme : ayant le désir réhabiliter le corps en psychanalyse, il s’intéresse tout autant, sinon plus, au langage corporel des patients qu’à leurs paroles. Il détecte les mensonges dans une crispation du visage et les non-dits dans un regard de biais… Un patient témoigne : «Sa faculté à détecter le moindre mouvement, la plus légère inflexion de la voix, le plus subtil changement dans l’expression, était sans commune mesure…» Andreas Mayer résume : «Au lieu de se borner à interpréter ce que le patient dit au cours de la séance, Reich s’installe en face de lui pour observer et décrire sa posture de façon minutieuse : c’est ainsi qu’il peut corriger par des interventions directes les crispations musculaires qui sont selon lui l’expression directe d’une angoisse névrotique et d’une “stase libidinale”.» Reich non seulement s’assoit en face des patients mais décrypte leurs signaux corporels, mettant à mal les règles mises au point par Freud.
La répression sexuelle, moteur de l’esclavage des masses
Reich ne se contente pas de bouleverser le dispositif de la cure. Il défend une idée que Freud a abandonnée, attaquant de front les positions du maître. En 1908, Freud disait «La morale sexuelle “civilisée” est la maladie nerveuse des temps modernes» (2), soulignant «l’influence nocive» de cette répression exercée par la société. Mais Freud change d’avis : l’individu doit apprendre à subordonner sa sexualité aux exigences de la civilisation, dit-il. Sans refoulement, pas de vie sociale, ni d’évolution culturelle. Reich n’adhère pas à cette théorie. Pour lui, le refoulement –générateur de névroses– fait le lit des tyrannies. L’ordre capitaliste, dit-il, repose tout entier sur la répression sexuelle, qui permet d’obtenir la soumission des individus. L’émancipation du peuple doit passer par sa libération sexuelle. En 1931, il fonde à Berlin l’Association pour une politique sexuelle prolétarienne (SEXPOL) qui attire plus de 100 000 adhérents et donne des consultations gratuites. En 1933, il publie Psychologie de masse du fascisme, insistant sur le lien qui unit les névroses et la «peste émotionnelle» à l’origine du fascisme (3). Comble de l’ironie, il est expulsé du Parti communiste allemand en 1933, au moment même où la NSDAP met sa tête à prix.
Libidométrie : mesurer le fluide sexuel
1933, c’est aussi l’année qui marque son exclusion de l’association psychanalytique internationale. Chassé de l’Allemagne nazie, il fuit d’abord en Autriche, puis au Danemark et en Suède avant d’atterrir en Norvège où il se livre à «des expériences inédites», ainsi décrits par Andreas Mayer : dans son laboratoire, des cobayes branchés sur des appareils de mesure «sont invités à se masturber ou à se laisser stimuler par des baisers, des attouchements, etc», tandis que Reich, dans une autre pièce, enregistre les oscillations enregistrées par les électrodes. Reich est alors persuadé que l’orgasme plaisant (le bon orgasme) dégage une énergie qu’il assimile à de l’électricité. «Selon sa fameuse doctrine, l’orgasme constitue la source vitale des individus et des sociétés, contenant la promesse d’une transformation profonde de celles-ci : c’est par la libération de la “puissance orgasmique” qu’adviendra la “révolution sexuelle”». Pour aider ses patients à se libérer (faire sauter leurs inhibitions), il met ensuite au point une technique inédite – la végétothérapie – qui consiste pour le médecin à masser le patient allongé nu devant lui. Il ne s’agit pas de faire jouir le patient, mais… presque.
Et si ce fluide s’appelait… l’orgone ?
«Etape suivante et finale de son parcours, qui se déroule en Norvège pour s’achever aux États-Unis, Reich crée le dispositif qui le rendra mondialement célèbre mais qui scellera sa chute : l’accumulateur d’orgone.» Vers 1939, Reich change en effet d’avis concernant la nature de ce fluide sexuel qu’il s’efforçait jusqu’ici de traquer à l’aide d’oscillographes… Ce n’est pas de l’électricité. Et si cette énergie relevait d’une substance encore inconnue ? Il la baptise «orgone». Il affirme que l’orgone est l’énergie de la vie elle-même. Il devient le fondateur de l’ergonomie, «une fringe science pratiquée sur le campus d’Orgonon dans le Maine – où Reich a érigé sa propre station d’observation.» C’est là, dans cette grande propriété du Maine achetée en 1945, entre les vastes parterres de fleurs et le panorama des montagnes, que Reich met au point des canons nommés «Cloudbusters» (brise-nuages) et «DOR busters» (extincteurs de Radiations Orgone de Mort), machines censées disperser l’énergie négative des nuages, dont le fils de Reich prétend qu’il s’est servi, un jour, pour pourchasser une soucoupe volante (4)…
C’est là surtout que sont fabriquées les boîtes à orgone, dont je vous parlerai dans le post suivant.
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A LIRE : Terrain n°67, Jouir ? coordonné par Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor-Descola et Agnès Giard. Revue dirigée par Vanessa Manceron et Emmanuel de Vienne. En librairie depuis le 10 mai 2017. En vente en ligne ici.
Cette revue présente pour particularité d’être imprimée comme une revue d’art et distribuée auprès du grand public afin de diffuser la recherche académique.
Notes
(1) Life in Orgone Boxes, de Burroughs, 1977, p. 59.
(2) La vie sexuelle, Sigmund Freud, PUF 1969, p. 31
(3) Il est assez drôle de constater que le NSDAP partage pourtant largement les idées de Reich concernant l’éducation sexuelle des jeunes et l’aspect nocif du refoulement… Lire à ce sujet : Reich, le grand prosélyte de l’orgasme (Slate, Peter D. Kramer, 2011)
(4) À la recherche de mon père : rêves éclatés, de Peter Reich, Albin Michel, 1977 (A Book of Dreams, Harper & Row, NY, 1973).