Dans un ouvrage encore en cours d’écriture intitulé “L’Eros mystique”, l'écrivain Philippe Guenin propose un choix de textes mystiques commentés et sélectionnés de façon volontairement subjective, à l’aune de sa reflexion sur le masochisme.
En avril 1560, Thérèse d’Avila –alors âgée de 44 ans– voit apparaître un ange à sa gauche, c’est-à-dire une créature très belle «au visage embrasé». Ainsi qu’elle le raconte dans Le Livre de la vie : «Je voyais entre ses mains un long dard en or dont la pointe, je crois, était un peu en feu. Plusieurs fois il me sembla qu’il le rentrait dans mon cœur et l’enfonçait encore jusqu’aux entrailles. Quand il le retirait, on eût dit que le fer les arrachait tout, me laissant entièrement consumée d’amour de Dieu.» Philippe Guénin, le traducteur, demande : «Cette Transverberación –la plus extrême des expériences extatiques jamais vécues par Teresa– que nous révèle-t-elle clairement-crûment ?». Le mot Transverbération est emprunté au latin transverberare : «transpercer», «traverser de part en part». S’appuyant sur la suite du texte écrit par la sainte, Philippe Guénin souligne la violence du phénomène. De fait, ainsi que Thérèse d’Avila le dit elle-même, il n’est pas anodin d’être ainsi «traversée» : «La douleur était si vive que je gémissais, et si excessive la suavité de cette douleur qu’il n’était plus possible d’en désirer la fin, ni pour l’âme de se contenter qu’en Dieu seul. C’est une douleur spirituelle et non corporelle, bien que le corps ne manque pas d’y avoir part, et même beaucoup.»
«L’âme voudrait se sentir toujours mourante d’un tel mal»
Dans sa dimension charnelle, l’extase de la sainte a quelque chose de presque choquant. Les termes qu’elle emploie sont trop suggestifs : «Oh ! combien de fois, livrée à ces suaves tourments», Thérèse d’Avila se pâme et succombe à ce qu’elle nomme elle-même «de grands ravissements» au cours desquels «Notre-Seigneur s’empare de [s]on âme» et la fait entrer «promptement dans la jouissance» ? Comment comprendre ces transports de l’âme et ces démonstrations de «l’amour excessif que le Seigneur lui porte» ? Le neurologue Gilles Huberfeld affirme que ces extases s’apparentent à des crises épileptiques impliquant le lobe temporal droit. Cependant, cette hypothèse n’explique pas tout… Il s’avère en effet que lorsque Thérèse meurt –dix ans après sa Transverbération– sa dépouille suscite de grandes curiosités. La sainte a rendu l’âme dans ce qu’il est convenu d’appeler «la nuit du 4 au 15» octobre 1582, durant laquelle le monde catholique adopte le calendrier grégorien. Ses dernières paroles sont : «L’heure désirée est venue. Il est temps de nous voir, mon Aimé, mon Seigneur.» Elle est inhumée dans La Chapelle de son monastère, à Avila. Mais le trafic des reliques fait fureur à l’époque. Son cadavre est déterré puis dépecé, au moins à cinq reprises : oeil, main, pied, bras, chacun se sert. Surprise, lorsqu’elle est exhumée, chaque fois, tous constatent que son corps, intact, embaume.
Le coeur incorrompu de la sainte
Neuf ans après sa mort, «En 1591, l’évêque de Salamanque, alerté par le parfum qui continue de se répandre, fera une nouvelle fois exhumer le corps. Il est venu avec des médecins qui constatent qu’il n’est toujours pas corrompu. Alors l’évêque décide d’une autopsie, pour s’assurer qu’il n’a pas été embaumé» (source : Christiane Rancé). On retire le coeur sur lequel on constate une cicatrice étonnante. Les témoins observent que son coeur porte «une grande plaie qui le traverse de part en part, et deux ou trois autres plus petites.» (Source : Wikipedia). Ils ajoutent que ces plaies paraissent «avoir été faites avec un fer chaud, puisque l’entrée sembl[e] être brûlée.» Une blessure au cautère ? Thérèse d’Avila garde donc à jamais la marque de ses noces divines. Son coeur se trouve maintenant dans un reliquaire de cristal qu’on peut toujours «admirer» au monastère d’Alba de Tormes.
«Bouffées de rêverie propres à la religiosité aiguë des mystiques»
Dans son projet de livre L’Eros mystique (pour l’instant en cours d’écriture), Philippe Guénin ne parle pas du coeur de la sainte : après tout que sait-on vraiment de la fiabilité d’une «autopsie» pratiquée au XVIe siècle dans un contexte de ferveur accrue par de basses convoitises ? Il s’abstient prudemment d’évoquer les marques divines post-mortem, concentrant ses efforts sur les visions des saintes, telles que celles-ci les évoquent avec des mots qui frisent le délire. Son ouvrage, qui devrait paraître d’ici quelques mois, rassemble les plus beaux témoignages de ces bienheureuses dont certaines ne furent pas reconnues par l’église voire pire : certaines furent tout simplement enfermées à l’asile, reconnues comme malades mentales par les aliénistes qui avaient pris la place des prêtres. Curieusement, bien qu’il reconnaisse lui-même l’inaptitude des autorités médicales à saisir la grandeur de ces femmes et bien qu’il accorde à leurs effusions poétiques la valeur d’une parole surnaturelle, Philippe Guénin s’interroge sur leur charge de «masochisme exacerbé».
Les passionnées de la Passion étaient-elles algolagnes ?
Il cite Théodore Reik qui assimile platement la foi chrétienne à une «glorification du Masochisme». Il cite aussi Krafft-Ebing (inventeur des mots sadisme et masochisme) qui décrit «l’extase masochiste» comme un état d’exaltation dans lequel une personne, par les douleurs qui lui sont infligées, «se noie dans la volupté». Philippe Guénin argumente : et si c’était vrai ? Et si ce genre d’extase confinait au vertige pervers ? «L’image de Dieu chez le mystique étant si fortement «libido-active», elle lui “infuse de l’être”, elle l’anime jusqu’à l’extase, et elle peut lui faire halluciner Dieu en Personne…», dit-il, allant jusqu’à suggérer que les expériences des mystiques – «transports neuro-extatiques, transes libidinales, transverbérations orgasmiques, crucifiements psycho-physiques» – relèvent d’un excès passionnel, profondément humain, pour UN DIEU QUI FAIT JOUIR… DE SOUFFRIR. Son ouvrage n’étant pas achevé, la reflexion demeure en suspens. Rendez-vous en 2018, lorsque le livre sera publié.