On vit une époque bizarre. D'un côté, les femmes veulent avoir une bague au doigt et porter une belle robe blanche. De l'autre, les hommes veulent juste s'amuser. Ont-ils peur de s'engager ? Ou craignent-ils les femmes "sérieuses" ?
Dans Pourquoi l’amour fait mal, Eva Illouz, sociologue, présente ainsi le tableau : sur le marché matrimonial, en Occident, il existe une énorme disparité. Les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes à vouloir «construire» une relation. Sur les sites de rencontre, elles sont nombreuses à indiquer «Pas sérieux s’abstenir». Le problème… c’est que les hommes se méfient des «nanas romantiques en quête du grand amour». Mais pourquoi ?
Une femme sérieuse, c’est «moins intéressant»
Prenez le cas de ce col blanc –36 ans– qui va régulièrement sur les sites de rencontre : «S’il y en a une qui écrit qu’elle veut une relation sérieuse, c’est terminé, dit-il. Je pense que ces femmes sont stupides. Parce que vous savez que vous serez en mesure de les manipuler facilement. Une femme qui veut quelque chose de “sérieux” est finalement dans votre poche. Et cela est bien moins intéressant.» Il s’avère que ce genre de femme sont nombreuses. Sur les sites, la plupart veulent s’engager dans une relation stable. Traduction : elles veulent un enfant. Or il est peu excitant d’être considéré comme un géniteur potentiel. Après tout, n’importe quel mâle un peu bovin pourrait faire l’affaire. Mais ce qui choque surtout dans ce genre d’annonces, c’est qu’elles n’accordent aucune importance au désir qu’ont les hommes de se distinguer glorieusement : ni leurs aptitudes sexuelles, ni leur talent de séduction ne constituent l’enjeu de la relation. Voilà pourquoi le jeune cadre s’offusque : s’il suffit de mentir pour séduire une femme, quel intérêt ?, dit-il. Eva Illouz s’abstient de juger. Mais elle donne à cette réaction un nom de baptême révélateur : phobie de l’engagement.
James Bond n’est pas marié
Les phobiques de l’engagement, sont des hommes qui considèrent le mariage comme un danger : le statut d’homme «casé» est dévalorisant. Comparé à celui du mâle séducteur… Mais pire encore, le statut de femme sérieuse, désirant s’engager, ne permet pas de valoriser l’homme qui va sortir avec elle. Un homme trouvera bien plus valorisant de sortir avec une femme qui affiche son indépendance : une femme «libre» ! C’est sur ce point que le livre Pourquoi l’amour fait mal se veut le plus critique : remettant en cause l’idéal de la liberté, Eva Illouz affirme que nos peines de coeur sont en grande partie causées par le triomphe des idéaux –le droit à disposer de son corps, l’émancipation, la libre-pensée, etc– qui accompagnent l’expansion de la société occidentale moderne et, partant, l’individualisme.
Une femme sérieuse ne permet pas à l’homme de se distinguer
Dans les cultures qui favorisent la primauté des droits individuels, chacun tente de se distinguer des autres par le moyen d’objets (vêtements, voiture, objets d’art), d’activités ou de partenaires choisis pour leur aspect valorisant. Or une femme «sérieuse » manque précisément de valeur : elle ne demande pas à l’homme de faire la preuve de sa supériorité sexuelle. Elle se donne à voir comme une proie trop facile. «Les femmes qui veulent s’engager témoignent d’une forme de dépendance qui en fera a priori des victimes faciles pour les hommes et leurs manipulations affectives». Dominer une femme «sérieuse» ne représente aucune victoire dans la compétition opposant les hommes entre eux. «Si la sexualité est un agon [combat], un champ où l’on est en compétition avec d’autres, le statut et le prestige ne sont atteints qu’à la condition de pouvoir faire la démonstration, à eux-mêmes et aux autres, d’une victoire sur les autres hommes, c’est-à-dire que la masculinité soit montrée et prouvée de façon performative.» Pour illustrer son propos, la sociologue cite un garçon de 26 ans qui sur un site Internet explique : «Lorsque j’apprends qu’une fille s’est amourachée de moi, cela me coupe toute envie.»
Une femme sérieuse est «inférieure»
On pourrait bien sûr voir la phobie de l’engagement comme le symptôme typique d’une culture «donnant la priorité à la satisfaction personnelle dans un monde clinquant fait de consommation sans fin, de loisir et de complaisance lascive», ainsi que le suggère Eva Illouz. Mais la sociologue propose une autre interprétation des faits, pas forcément contradictoire : le refus de la femme «sérieuse», c’est peut-être et surtout le refus de la femme «inférieure». Prenant appui sur des témoignages d’hommes qui affirment perdre «toute envie» face à des femmes énamourées, Eva Illouz demande si ce qu’ils cherchent, au fond, n’est pas l’égalité des sexes. Ils veulent des partenaires qui se conduisent comme eux, en prédatrices sexuelles. Ils veulent se sentir en danger, mis au défi de les satisfaire, voire de les subjuguer. Ils veulent pouvoir les «disputer» à d’autres prétendants. Eva Illouz cite une féministe, Shulamit Firestone, pour qui «l’amour ne se corrompt que par suite d’une inégale répartition de puissance». Un(e) homme/femme digne de ce nom ne saurait tirer fierté d’une victoire obtenue sans combat. Quel mérite accorder au fait d’avoir séduit un être faible ?
«Quelqu’un qui ne veut pas de vous est irrésistible»
Si une femme signale son désir a priori de s’engager, elle donne l’impression que la victoire est toute acquise. Si une femme se livre sexuellement, elle risque fort aussi de passer pour une femme trop facile. Il faut donc qu’en se «donnant», elle reste inaccessible : chaude de corps et froide de coeur, strictement dissociée. Toute la difficulté consiste à fixer la limite à ne pas franchir, entre l’offrande et le refus de soi, la distance qu’on impose au départ et qui fera l’objet du combat… «Le désir s’accroit…», suggère Eva Illouz : dans cette «vision économique de l’émotion, la surabondance domine la valeur, et la rareté crée la valeur.» Poussant plus loin son raisonnement, la sociologue avance une théorie surprenante. Ces hommes qui refusent de s’engager ne le font pas forcément parce qu’ils sont égoïstes, ni hédonistes, ni même en mal de virilité, dit-elle. Ils le font parce qu’ils veulent quelque chose de rare (1). «Les stratégies d’évitement de tous ces hommes ne portent pas la marque de psychés pathologiques, mais constituent des stratégies destinées à créer artificiellement de la rareté –donc de la valeur.» Faut-il en déduire que les hommes veulent… les femmes qui ne veulent pas d’eux ?
Je veux bien de toi, mais uniquement si toi tu ne veux pas
Dans la lignée de Georg Simmel, certains sociologues (Russel Belk, Güliz Ger et Søren Askegaard) soutiennent que «nous désirons avec le plus de ferveur les objets qui nous mettent à distance et que nous ne pouvons avoir sur-le-champ. La résistance des objets à nos tentatives de [nous] en emparer intensifie notre désir.» De cela, cependant, il ne faudrait pas déduire que les hommes souhaitent être battus froid, méprisés, rejetés et repoussés. C’est plus subtil. Eva Illouz cite The Rules (dont je parlais la fois dernière), un manuel de stratégie publié aux USA en 1995, qui suggère aux femmes de faire attendre l’homme, de ne lui accorder des rendez-vous qu’au compte-goutte, de rester silencieuse avec lui et et de se refuser
La maman et la putain
«Du point de vue d’une politique féministe d’égalité et de dignité, ces règles sont à la fois stupides et humiliantes», s’indigne Eva Illouz qui souligne cependant l’aspect révélateur de cette stratégie. Il y a un malaise. Le malaise, c’est que des femmes se sentent obligées d’augmenter artificiellement leur «valeur» en jouant aux vierges chastes comme les demoiselles du XIXe siècle. Faut-il dire NON aux hommes, pour obtenir grâce à leurs yeux ? Certainement pas. Ce serait se condamner à revenir plusieurs siècles en arrière. Il n’en reste pas moins que notre société met les femmes en porte-à-faux. Les voilà sommées d’être à la fois des créatures aimantes (des mères) et des objets de désir (des putes) tandis que les hommes, eux, sont censés prouver leur virilité en multipliant les conquêtes… au risque d’y perdre toute estime de soi. Ainsi donc, la société d’abondance fait-elle notre malheur. Et nos libertés, si chèrement acquises, nous aliènent au point que certaines femmes se croient obligées de faire comme Pamela : rester chastes, jusqu’à ce qu’un homme les épouse. Quelle terrible déchéance.
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A LIRE : Pourquoi l’amour fait mal, Eva Illouz, éditions Seuil, 2012.
NOTE 1: Si les femmes «sérieuses» sont plus nombreuses, cela vient de ce que les femmes sont beaucoup plus «pressées» que les hommes : eux ne sont pas contraints par une «horloge biologique». Ils peuvent attendre. Par ailleurs, énormément de femmes sont en quête d’hommes éduqués et aisés, or «le nombre d’hommes éduqués gagnant autant ou plus que leurs homologues féminines a baissé» proportionnellement, ce qui «permet aux hommes de contrôler les termes de la négociation sexuelle», indique Eva Illouz, qui souligne l’inégalité des rapports. Les femmes ont un éventail de choix restreint. Les hommes eux, peuvent piocher au gré de leurs envies, comme au supermarché.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER D’ETE, consacré à la question de l’engagement et aux stratégies de séduction. Un article par semaine, chaque lundi, sera publié jusque fin août. Article n°1 : «Faut-il dire non pour se faire aimer?». Article n°2 : «Les hommes : phobiques de l’engagement ?»
MERCI à mes relecteurs pour leur bienveillance. J’avais commis une erreur sur Georg Simmel.