Avant de mourir, assassinée à Genève, l’Impératrice d’Autriche Élisabeth, dite Sissi, confie ses poèmes à trois personnes, afin qu’ils soient publiés 60 ans plus tard. Ces poèmes ont été publiés mais… pas sous son nom. Trop scabreux.
Chaque dimanche à Genève, une troupe théâtrale fait visiter la ville à un groupe de 20 curieux, qui assistent –ravis– à la rencontre historique de Jules César avec les Helvètes (en plein milieu d’une station de tramway) ou… à la Reconstitution judiciaire d’un célèbre assassinat commis il y a plus d’un siècle : l’Impératrice Élisabeth a a été poignardée le 10 septembre 1898 alors qu’elle se dépêchait pour prendre les transports en commun : refusant d’utiliser le yacht privé de la baronne de Rothschild (parce qu’il était interdit d’y donner des pourboires) Elisabeth désirait prendre un bateau public. Elle se dirigeait, avec sa dame de compagnie –la comtesse Sztàray–, en direction de l’embarcadère. Elle n’avait pas d’escorte. Elle était à Genève incognito.
Des affinités pour le désordre
Le meurtre est resté célèbre, autant que la vie de cette femme mythique, et pourtant, lorsqu’on assiste à la Reconstitution de la scène du crime, on tombe des nues. Les acteurs donnent, à l’endroit même où l’Impératrice fut frappée, une dimension presque comique à sa mort. Car ce qu’ils dévoilent, –dans leurs costume d’époque bricolés, avec les moyens de fortune d’une troupe amateur–, c’est qu’Elisabeth n’était pas visée. Son meurtrier, un anarchiste italien nommé Luigi Lucheni, voulait juste faire «payer sa dette à la société». Elisabeth ou quelque autre monarque, peu importe : il suffisait que la victime soit une «personne haut placée». Il frappa, de fait, la plus «déplacée». Celle qui, parmi les monarques de l’époque, faisait tache par son désordre.
Un meurtre accompli à l’aide d’une lime
Lors de la Reconstitution, voici ce que les acteurs racontent. Luigi était venu d’Italie pour accomplir un «glorieux» meurtre. N’ayant pas assez d’argent pour s’acheter un couteau, il avait transformé une lime en dague.
Il était prévu que cette pointe serait plantée dans le coeur du Duc d’Orléans. Mais celui-ci ayant annulé sa venue en Suisse, il fallait le «remplacer». C’est alors que les journaux diffusèrent la nouvelle : l’Impératrice d’Autriche séjournait à Genève, «anonymement». Changeant de cible, le tueur se rendit au Beau-Rivage, l’hôtel le plus chic de la ville, situé juste en face du lac Léman…
Il n’eut aucune difficulté à repérer sa cible. Accompagnée de la comtesse Sztàray, Elisabeth sortit de l’hôtel puis se hâta sur le quai du Mont-Blanc, inquiète à l’idée de rater le bateau de 13h40. Luigi vint en sens inverse sur le trottoir, presque en courant, leva le poing et la heurta de plein fouet à la poitrine.
Elle reçut le coup sans comprendre, tomba, ses lourds cheveux amortissant le choc de sa tête sur le sol. S’agissait-il d’un homme ivre ou d’un voleur ? Vérifiant juste qu’il ne lui manquait rien (elle avait toujours sa montre), l’Impératrice se hâta d’embarquer… Elle croyait avoir reçu un coup de poing.
Le coeur percé
Une fois à bord, elle s’évanouit. On découvrit qu’elle saignait. La comtesse, comprenant mais trop tard la gravité du coup, révéla l’identité d’Elisabeth, suppliant que le bateau fasse demi-tour. L’embarcation fit une manoeuvre arrière et accosta en catastrophe.
L’Impératrice, portée sur un brancard jusqu’à l’hôtel Beau-Rivage, y décéda à 14h40, dans le sang. Il n’y avait rien à faire. L’autopsie révéla que la pointe avait «déchiré le péricarde et traversé, de part en part, le ventricule gauche du coeur».
Luigi Lucheni (qui avait été arrêté par des passants et remis à la police juste après ce que tout le monde prenait pour une tentative de vol à la tire) reconnut fièrement son meurtre et comme le canton de Genève avait aboli la peine de mort il fut condamné à la réclusion à perpétuité…
Quand un orphelin croise une fille mariée à 16 ans
Devant l’Embarcadère, sur le quai du Mont-Blanc, les acteurs décrivent la scène. Luigi Lucheni fait le fier. La comtesse pleure. Le juge s’indigne.
Quand la saynète s’achève, le guide reprend la parole. Il s’appelle Daniel Sepe. C’est lui qui a eu l’idée de créer ces Balades Touristiques Théâtralisées. Lui aussi qui a choisi quels épisodes seraient racontés et sous quel angle. Concernant la mort de Sissi, Daniel Sepe ne voulait pas se contenter d’une reconstitution des faits. Ce qui l’intéresse avant tout : la balistique humaine. L’ironie du sort a fait se heurter le destin d’un orphelin battu, devenu anarchiste, avec une femme anorexique, sexuellement traumatisée. Que ces deux-là se soient rencontrés de façon malheureuse, tout le monde en convient. Là où l’histoire devient troublante (ou prend l’allure d’une farce au choix), c’est quand Daniel raconte la suite. Car l’histoire ne s’arrête ni à la mort de l’Impératrice, ni à celle de ses trois enterrements fastueux –le coeur d’un côté, les viscères de l’autre, le corps ailleurs– Non.
Aucune histoire ne s’achève à la mort
L’histoire continue ainsi : «Toute sa vie Elisabeth avait écrit des poèmes. Ces poèmes qui traduisaient ses états d’âme et dérives intérieures furent enfermés par elle, quelques années avant le meurtre, dans trois coffrets.» Daniel Sepe continue, d’un ton lent : «Elle les confia à des proches avec pour consigne de laisser passer 60 ans puis de les faire remettre au futur président de la confédération Helvétique. Elle précisa que leur publication devrait se faire au profit des condamnés politiques les plus méritants et de leurs proches dans le besoin.» Daniel ajoute, en aparté que si Luigi avait vécu jusque dans les années 1950, il aurait donc certainement bénéficié de cette donation venant de sa propre victime. Mais Luigi est mort sans savoir. Les poèmes de l’Impératrice ont d’ailleurs frôlé la censure. En 1951, quand le président de la Confédération helvétique ouvre le coffret que la morte envoie ainsi comme du fond d’un cercueil, il tremble d’émotion d’abord, puis d’angoisse.
Des poésies «violentes, grossières et crues»
«Républicaines, violentes, grossières et crues, les poésies de l’impératrice étaient impubliables en Suisse. Il y avait un abîme entre l’image sublime de la plus belle femme de son temps et ce langage de charretier. Le président Etter consulta le Conseil fédéral, et il fut décidé de dissimuler au public l’oeuvre qui n’était pas signée Élisabeth, mais “Titania”». Pourquoi Titania ? Ainsi que l’explique Catherine Clément, qui signe la préface du livre : «Dans l’oeuvre de Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, Titania est la Reine des Fées qui par magie s’éprend d’un âne.» Cette histoire bouffonne ravissait Sissi. Elle se comparait souvent à Titania : «Moi seule comme une maudite / Moi la reine des fées / Moi seule ne trouve jamais / L’âme-soeur que je cherche», dit-elle dans un poème où elle se décrit toujours avec dans les bras une tête d’âne.
Tentation de suicide
Roland Jaccard, dans La Tentation nihiliste souligne qu’elle exigeait «dans chacun de ses châteaux, un tableau représentant Titania avec son âne.» «C’est, disait-elle, la tête d’âne de nos illusion que sans cesse nous caressons.» Roland Jaccard demande : «Pourquoi visitait-elle les asiles d’aliénés partout où elle allait ? Pourquoi demanda-t-elle à l’empereur de lui offrir une maison de fous, complètement aménagée ? Peut-être parce qu’à l’instar de Shakespeare elle savait que les déments sont les seuls êtres sensés : “J’incline à tenir pour raisonnables tous ceux que l’on nomme fous” soutenait-elle volontiers. […] En la poignardant sur le quai du Mont-Blanc à Genève l’anarchiste italien Luigi Lucheni se trompa de cible : il croyait assassiner une impératrice, symbole d’une monarchie.» Il tua en réalité une nihiliste qui traitait son mari d’âne, désertait ses devoirs impériaux et faisait des vers sur la tentation du suicide.
Des ânes, tous ceux qui l’ont aimée
Les poèmes de Sissi, d’abord publiés sous le nom de Titania, sont maintenant disponibles à son nom, mais pratiquement personne ne les connait. Cioran les lisait, non pour leur beauté (de fait, ces vers sont médiocres) mais parce qu’il en appréciait le charme «neurasthénique». Il faut cependant ajouter qu’en plus d’être morbides, ces poèmes sont, pour beaucoup, équivoques, ironiques, cruels et scabreux. Lorsqu’elle parle de ses «anciens admirateurs», Sissi décrit des peaux d’âne : «Les pauvres nigauds me font presque peine / Quand je les contemple […] / Le premier était une belle bête / Sauf ses oreilles démesurées / […] Il mangeait les bananes dans ma main / Mais j’en fus bientôt lasse / Le second, ah, comme il était charmant ! / Il m’a fidèlement servie / Souvent ma main frôle la vieille peau / Et je songe à ce temps / Où nous nous caressions tous les deux.»
Elle est morte presque sans souffrir, dit-on
Pour Daniel Sepe, créateur des Balades Touristiques Théâtralisées, l’assassinat de Sissi présente surtout l’intérêt de mettre en perspective le destin de cette femme avec celui de ces «malséants» poèmes, publiés avec 24 ans de retard sur la date prévue : leur contenu ne cadrait pas. En 1885, par exemple, Sissi compare le tsar Alexandre III à un babouin. Sa femme «la petite guenon fait gentiment la révérence au peuple qui l’acclame». La rencontre solennelle vire au spectacle de zoo : «Toute une armée de singes décorés.» Et quand les cérémonies s’achèvent : «La pièce est terminée – Slava ! Vivent les singes ! Vite la cuvette, je vais vomir.» Daniel Sepe se régale de ce vitriol. Elisabeth a accompli l’exploit d’être tuée par un homme qu’elle aurait probablement adoré. Luigi était beau et lui perça le coeur sans même qu’elle s’en rende compte, accomplissant le plus cher voeu de celle –qui rêvant du guerrier Achille– écrivait : «O perce mon coeur de ta lance, / Délivre Délivre-moi d’un monde / Si aride, si désert sans toi.»
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BALADES TOURISTIQUES THEATRALISEES : tous les dimanches, de 11h à 13h, à Genève.
La scène de reconstitution de la scène du crime : Daniel SEPE, conception, organisation & guide des Balades / Le juge : Jean-Marie OGGIER / La comtesse Irma Sztáray : Valérie MAURIAC / Luigi Lucheni : Alessandro LAUDONI
A LIRE : Le Journal poétique de Sissi, préface de Catherine Clément, Poèmes choisis et traduits de l’allemand par Nicole Casanova, éditions du Félin.