Une aiguille de chrome plantée sous le ciel… L'artiste suisse Nicole Dufour expose une sculpture qui, dit-elle, peut soigner les peines et protéger tous ceux ou toutes celles dont le coeur a été déchiré.
Surplombant le lac Léman, en Suisse, un grand parc ombragé (le domaine de Szilassy) sert de cadre à la 13ème Triennale de sculpture Bex et Arts. Parmi les vieux arbres, disséminées entre les herbes hautes, les ancolies et les boutons d’or, 33 sculptures en plein air invitent à faire la pause devant le panorama. «La vue sur les Alpes reste toujours aussi belle, remarque le critique d’art Etienne Dumont. Une carte postale, avec juste ce qu’il faut de réalité augmentée pour faire plus moderne.» La réalité augmentée c’est par exemple cette sculpture hyper-réaliste d’aiguille à coudre mesurant 8 mètres (1), fichée dans la terre comme par la main d’un dieu couturière. La sculpture est signée Nicole Dufour, une artiste fascinée par la perfection de cette tige d’acier. Tel un paratonnerre, mais penché, son aiguille galvanisée brille d’un éclat létal fortement contrasté avec le bleu du ciel. Elle exerce une attraction presque magnétique, tant sa forme suscite à la fois d’inquiétude et d’apaisement. A la voir, on se demande : mais pourquoi les aiguilles sont-elles toujours si ambivalentes ?
Qu’est-ce qu’une aiguille ?
Un corps perçant comme un regard, surmonté par une meurtrière : l’aiguille a tout de la tueuse. Et pourtant, elle répare. Elle fait saigner mais, sans elle, nos déchirures resteraient béantes. «Il faut souffrir pour guérir», dit Nicole, par allusion aux points de suture qui permettent de refermer les bords d’une plaie, ainsi qu’on referme ceux d’un vêtement. Comme des talismans guérisseurs, l’artiste s’entoure d’aiguilles. Chez elle, partout, des aiguilles noires tressées en fibres pendant aux murs, de toutes tailles. Des aiguilles noires s’allongent au plafond de son atelier, en rangs serrés. Des aiguilles se dressent, vigilantes, rigides, au bord de ses fenêtres : magie obscure des herses protectrices. A force d’en créer, Nicole s’est environnée d’aiguilles sorcières, par centaines, qui forment autour d’elle comme les bataillons d’une armée. «Ce sont mes fétiches, dit-elle. Elles me donnent de l’énergie. Les aiguilles ont quelque chose de conducteur.» Quand on essaye d’en savoir plus, l’artiste évoque à mots couverts la difficulté de cicatriser… «Pas de transformation possible sans douleur», dit-elle, en caressant de l’œil une de ses aiguilles.
Le double-sexe de l’aiguille et son pouvoir de faire saigner
Ayant «fait corps avec [s]es aiguilles», Nicole Dufour, certainement, rêve d’être à leur image quelque chose qui rend plus fort. Un poison-antidote, une épine de rose, un venin d’abeille, une griffe de chat… C’est d’ailleurs toujours en termes duels que l’imaginaire des aiguilles se développe autour de leur bisexualité : à la fois mâles et femelles, les aiguilles percent comme un dard et se font enfiler comme un chas. Les aiguilles ont le double sexe. D’un côté la pointe et de l’autre, cette ouverture qu’on appelle «œil», très fortement évocatrice en Occident de la «jeune fille». L’anthropologue Yvonne Verdier consacre au symbolisme de l’œil une extraordinaire analyse dans son livre culte, Façons de dire, façons de faire, dans lequel elle établit le parallèle entre «voir» et «saigner». Il existe en effet, dit-elle, une façon très particulière d’utiliser le verbe «voir» dans la langue rurale française : quand une fille «voit», cela signifie qu’elle voit le sang qui marque ses dessous. Autrement dit : une fille qui «voit», c’est une fille menstruée. Une fille qui ne «voit pas» est impubère. Quant à la femme ménopausée, elle ne «voit plus». «Voir, c’est voir la marque, car marquer c’est aussi métaphoriquement avoir ses règles (2)», explique Yvonne Verdier qui fait le lien avec les premiers exercices de couture au cours desquels, les jeunes filles apprennent à manier les aiguilles et «marquent» leur trousseau «au point de croix, au fil rouge», se piquant parfois les doigts alors qu’elles brodent des initiales sanglantes sur le linge de leur future vie de femme mariée et… déflorée.
Quand les filles ont leurs «roses»
Le destin social des femmes est puissamment associé à leur destin biologique de mère. Voilà pourquoi, au printemps, le mot œil désigne toutes ces manifestations de la nature revitalisée : «Voici le temps où, tout comme une jeune fille, la «nature» (terme désignant aussi le sexe de la femme) ouvre la paupière et «voit» («voir» servant à désigner les règles féminines)», explique Lucie Desideri, dans un article passionnant sur les Alphabets initiatiques. «Saisie au jeu des métaphores, elle renaît en ouvrant ses propres «yeux» : «œil» est le nom de la source qui resurgit, «œil», celui des bourgeons et des entailles des greffons gorgés de sève, «œil» partout ouvert jusque sur les ailes des papillons.» Lucie Desideri note, au passage, que le nom des fleurs associées au printemps évoque par ailleurs l’aiguille : ainsi le perce-neige transperce-t-il la peau blanche de la neige, tout comme l’aubépine au nom perforant. Dans l’univers polysémique des contes, les jeunes filles qui «voient» sont aussi celles qui, souvent, se piquent à des fuseaux. Le rapport «œil-sang» est si fort que ces jeunes filles sont nommées comme Blanche-neige, tantôt Blanche-épine, tantôt Fleur d’épine, tantôt Proserpine, suivant les versions qui, toutes, brodent sur le thème d’une éclosion printanière assimilée au «fleurissement intime» et sanglant.
L’œil est percé d’une jeune fille en son centre
Allant plus loin, Lucie Desideri note qu’en Grec ancien le mot koré désigne aussi bien la «jeune fille» que la «pupille» des yeux, cette «fente percée au centre de l’iris», dit-elle. L’acte de voir, dans d’autres langues ou dialectes, ramène aussi à l’idée des menstrues, ainsi qu’en témoignent les mots qui signifient à la fois «pupille» et «jeune fille» : «pupilla» en latin, «niña», «ménina» en espagnol et portugais ; «signorella» en italien ou en corse… Une autre anthropologue, Danièle Dossetto, confirme que le mot «œil» est lui-même souvent associé à l’image d’un trou traversé par une tige ou un manche. Ce n’est pas innocent : «On a ainsi l'«œil» ou «œillard» de la meule par lequel celle-ci est fixée sur son axe, l’«œil» de l’outil, destiné à recevoir le manche, l'«œil» de la grue, de la perle, de la roue, de l’étau… par où passent les câbles, le fil, l’essieu, la vis, etc.» L’œil, c’est la jeune fille qui saigne et qui voit. L’œil, c’est le trou dans l’aiguille qui la perce. L’œil est un orifice par où s’opèrent les transformations. Nicole Dufour n’a pas choisi en vain d’être celle qui, comme Sainte Rose de Lima (1585-1617), avait fait de l’aiguille l’instrument de son salut : cette Espagnole, née dans une famille pauvre au Pérou, brodait pour aider ses parents tout en se livrant aux prières et aux mortifications (3). Des témoins affirment qu’elle entrait en extase lorsqu’elle tirait son aiguille et revenait à elle en la ramenant vers le tissu…
A VOIR : 13ème Triennale de sculpture Bex et Arts.
NOTES
(1) L’aiguille de Nicole Dufour mesure 6 mètres hors sol. Il faut rajouter 2 mètres enterrés.
(2) «Le terme est ainsi défini par Littré : marquer, premier jour des règles d’une femme.» Source : Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, Paris, 1979, p. 186.
(3) La légende raconte que sa mère, penchée sur son berceau, ayant cru apercevoir une rose épanouie sur son visage, s’écria : «Désormais, tu seras ma Rose», changement de nom qui fut confirmé par la Sainte Vierge dans une vision qu’eut plus tard la jeune fille.
A LIRE : Façons de dire, façons de faire, d’Yvonne Verdier, Gallimard, Paris, 1979.
«Alphabets initiatiques», de Lucie Desideri, Ethnologie française, vol. 33, n°4, 2003, p. 673-682.
«Du tablier aux vêtements fendus. Contribution provençale à une étude de l’apparence féminine» de Danièle Dossetto, Terrain, n° 29, 1997, p. 127-138.
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