Il est, dans l’histoire des Etats-Unis, le premier auteur de BD condamné pour obscénité : Mike Diana expose en France, à la galerie Arts’ Factory, ses images cathartiques, devenues célèbres… par la faute d'un serial killer.
Un dimanche d’août 1990, la police est appelée sur une scène de crime dans un campus de l’Université de Gainesville (Floride). Deux étudiantes –Christina Powell, 17 ans, et Sonja Larson, 18 ans– ont été tuées au couteau de chasse puis mutilées. Une des victimes a été violée, son cadavre disposé de façon obscène. Durant les 72 heures qui suivent, les cadavres de trois autres étudiants (deux filles et un garçon) sont découverts : tous ont été surpris dans leur sommeil. Leur chambre transformée en décor de grand guignol. Un journaliste raconte : «J’ai fait partie de ceux qui ont été autorisés à voir les photos des scènes de crime. Il m’est devenu impossible de me les ôter dans ma tête. La pire : la photo d’un corps sur le lit et sa tête coupée, les yeux grands ouverts, sur une étagère. C’était cauchemardesque. Les mises en scène étaient clairement pornographiques, les corps placés dans des positions explicites.» La chasse à l’homme commence.
La police est sur les nerfs. L’enquête patine (1). C’est dans le cadre de cette affaire qu’un policier s’intéresse à un fanzine photocopié : Boiled Angel. L’auteur du fanzine s’appelle Mike Diana. Il a 19 ans et s’ennuie. Il déteste l’ambiance puritaine des petites villes américaines, l’hypocrisie, la violence sous-jacente de cette culture traversée par la figure hyper-médiatique des tueurs… Ses dessins ne mettent en scène que faits divers, viols, incestes, éventrements, tortures. Le suspect idéal ? Heureusement pour Mike Diana, le tueur en série a laissé des échantillons d’ADN sur les scènes de crime. Et, de toute évidence, cet ADN n’a rien à voir avec celui du dessinateur de comics. Innocenté, mais pas disculpé pour autant Mike Diana doit subir un procès, car –à défaut de trouver le tueur– la police fait la chasse aux sorcières. Le voilà accusé d’obscénité. Pour ne pas dire de pacte avec le diable.
Mike Diana perd son travail comme agent d’entretien dans une école primaire. Il est condamné à «trois ans de prison avec sursis, 3000 dollars d’amende, 1248 heures de travaux d’intérêt général, l’interdiction d’entrer en contact avec des mineurs de moins de 18 ans, une évaluation psychiatrique (que Mike Diana n’a pu payer, car le médecin a facturé douze heures de travail : deux heures de discussion et dix heures à lire les bandes dessinées de l’auteur, soit au total 1200 dollars) et l’interdiction de posséder ou de produire du “matériel obscène”» (Wikipedia)… Ce qui ne l’empêche pas de continuer, et tant mieux. Puisqu’il est maintenant possible de voir ses œuvres honnies, à la galerie Arts factory (Paris), aux côtés de celles non-moins honnies de Stu Mead. Pour information : la dernière exposition de Stu Mead à la Friche de la Belle-de-Mai, à Marseille, organisée par Pakito Bolino (2) a dû être interrompue et fermée suite aux pressions de la fachosphère : menaces de mort, lobbying sur les réseaux sociaux, pétition, désinformation. C’était en septembre 2015.
Il est heureux que des galeries d’art résiste aux menaces et continuent d’exposer des images, qui sont toujours moins violentes que celles que les défenseurs de l’ordre font peser sur nous. Une image jamais ne tuera. C’est en tout cas ainsi que Mike Diana l’exprime lui-même, lorsque je l’interroge en 1996, deux ans après sa condamnation :
- Dans ton magazine Boiled Angel, il y a des scènes de meurtre, de viol et de cannibalisme. Tu es le premier auteur US de BD condamné pour obscénité. Coupable ou non-coupable ?
- Non-coupable. Je ne parle que de faits divers vus à la télé, comme l’histoire de ce type à New York qui a tué l’enfant de sa copine et a coupé le corps en morceaux pour le donner à manger aux chiens. La seule manière de me débarrasser de ces images atroces, c’est de les dessiner. Je veux choquer les gens pour qu’ils ouvrent les yeux sur la réalité du monde.
- Tu es devenu célèbre grâce à ce procès ?
- Très célèbre, d’une manière inattendue : on m’a pris pour un serial killer. Moi je faisais seulement des dessins dans mon coin depuis 1989, je les photocopiais, je les agrafais et j’envoyais la revue à 300 personnes contre deux dollars pour couvrir les frais d’expédition. Un jour, quelqu’un est tombé sur la couverture de Boiled Angel N°6 : j’avais dessiné un type en pleine érection qui éventre une femme et brandit le foetus en disant «J’adore m’investir dans des comportements anti-sociaux». Il l’a envoyé à la police d’Etat de Floride qui a fait le lien avec de mystérieux meurtres d’étudiants à Gainesville.
- Que fait-on à un garçon de 19 ans suspecté d’être un psychopathe ?
- Une prise de sang ! Tout a commencé en 1990, à Noël : je revenais des courses avec ma mère. Devant la maison, il y avait deux agents qui m’attendaient. Ils m’ont demandé de me soumettre à un test sanguin et ma mère est devenu complètement hystérique. Moi-même, d’être assimilé à un tueur, ça m’a fait cauchemarder pendant des semaines. Le test sanguin m’a innocenté et le meurtrier, Danny Rollings a été arrêté plusieurs mois après. J’ai ensuite lu dans les journaux que 10 000 personnes avaient été suspectées.
- Pourquoi est-ce que la police a continué à te surveiller ?
- Parce que j’ai publié d’autres Boiled Angel. Dans le N°7, j’ai dessiné un prêtre pédophile (c’était alors d’actualité) qui brandit une coupe de «sang du Christ infectée par le sida». J’ai aussi publié une nouvelle de Gérald Schaefer, condamné à perpétuité et soupçonné de deux douzaine de meurtres de femmes. La nouvelle s’intitulait «En attendant l’heure du repas».
- Pourtant, ton procès n’a eu lieu que trois ans après cette publication ?
- C’est que personne ne voulait se ridiculiser ! Un policier de Largo avait commandé sous un faux nom les Boiled Angel N° 7 et 8, mais aucun juge ne voulait lancer de controverse sur la censure. Aux Etats Unis, le premier amendement pose le droit inaliénable à la liberté d’expression. Je suis donc resté tranquille jusqu’à ce qu’un type appelé Stuart Baggish tombe sur mon dossier et lance sa guerre sainte.
- De quoi t’a-t’il accusé ?
- D’être un meurtrier en puissance. Il n’a pas arrêté pendant le procès de me comparer à Danny Rollings et à d’autres serial killers pour effrayer le jury. D’ailleurs, j’étais perdu d’avance : ce jury était composé de trois hommes et trois femmes, moyenne d’âge 40 ans, bons citoyens, bons parents et bons chrétiens. Quand mon avocat leur a demandé s’ils avaient déjà vu du matériel pornographique, un seul s’est levé pour répondre qu’il était tombé une fois sur un exemplaire de Playboy. A Largo, Dans la ville où je vis, une photo de nu c’est le diable ; alors un prêtre qui sodomise un enfant ! D’ailleurs, sur le panneau de bienvenue c’est écrit «Ville de Largo. Tolérance : zéro».
- Le premier amendement ne pose qu’une seule limite à la liberté d’expression : l’obscénité. En d’autres termes, on peut être aussi violent qu’on veut du moment que ça n’excite personne. Tes dessins sont excitants ?
- Non, plutôt horrifiques. Je ne vois personne se branler sur mes images de seins coupés, d’inceste ou de crucifix enfoncé dans le rectum. Pourtant, le jury m’a déclaré coupable de faire de la pornographie. Selon la Cour Suprême, il faut remplir trois conditions pour être condamné : les dessins doivent provoquer de l’émoi sexuel sur un public normal. Je ne pense pas que ce soit le cas. Deuxième critère : les dessins doivent montrer la sexualité de manière franche et ouverte… Bon. Troisièmement, ils ne doivent avoir aucune valeur artistique. Difficile d’orienter un jury sur un débat artistique quand il a sous les yeux des images hyper-violentes.
PS : Les démêlés judiciaires de Mike Diana ont inspiré à David Johnston une pièce de théâtre intitulée «Busted Jesus Comix». «The Trial of Mike Diana» un film réalisé par Frank Henenlotter est actuellement en cours de production.
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A VOIR : Exposition «Mike Diana & Stu Mead : America’s most wanted !», du 24 mai au 17 juin 2017. Vernissage le mardi 23 mai de 17h à 21h. Dédicace avec Mike Diana le samedi 27 mai de 17h à 20h
Galerie arts factory : 27 rue charonne 75011 paris. (Métro : ledru-rollin / bastille). Ouvert du lundi au samedi 12h30 - 19h30. Rejoignez l’événement sur Facebook.
NOTES
(1) Le tueur en série ne sera identifié qu’en 1994, puis exécuté en 2006.
(2) Unique en son genre, la maison d’édition Le Dernier Cri (créée par Pakito Bolino) évolue aux antipodes de la narration et de l’illustration conventionnelle, en explorant sans ménagement le champ de l’image sauvage ; un univers souvent déstabilisant, cru, obsessionnel et instinctif. Chaque livre est fait à la main (tirage en sérigraphie). Le Dernier Cri publie Mike Diana dès 1995, avec la volonté constante de donner la parole à tous, en particulier aux parias de la bien-pensance, qu’elle soit de droite ou de gauche.
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