Et si, à force de mater des séries, vous cessiez de faire l’amour ? Inaugurant le 4 avril sa première campagne de pub, le lovestore Passage du Désir tire la sonnette d’alarme avec deux vidéos-promo totalement… mystificatrices.
«Ne laissez pas les séries vous voler votre vie de couple. Réagissez…». Pour lancer sa promotion, l’enseigne Passage du Désir –qui compte 8 lovestores en France– «a choisi de dénoncer un des fléaux les plus dévastateurs de l’épanouissement sexuel des couples : la surconsommation de séries télévisées.»
Bâtie sur deux films de 30 secondes –«Supergirl» et «Zombie», qui seront bientôt suivis d’autre spots visant NCIS, Californication et Bones– la campagne met en scène l’intrusion de personnages TV dans l’intimité de couples.
Message du spot : éteignez vos écrans. Vite, avant que votre couple ne soit détruit. Les personnages de fiction prennent maintenant «une telle place qu’ils en sont devenus des partenaires sexuels de substitution», explique le dossier de presse, qui argumente : «Toutes les études sont unanimes, le nombre de rapports sexuels dans le couple est en chute libre. Depuis les années 90, nous sommes passés de 5 rapports par mois à 3.» Les Français n’auraient que 3 relations sexuelles par mois ? «C’est totalement fantaisiste!», proteste le sociologue Michel Bozon.
Les Français baisent autant qu’avant : 8,7 fois par mois
D’après Enquête sur la Sexualité en France, la moyenne mensuelle serait de 8,7 rapports parmi les personnes sexuellement actives. «Il y a aussi la statistique par groupe d’âge. Le groupe le moins actif (55-69 ans) en est encore à 6,4 rapports mensuels (1).» Auteur – avec Nathalie Bajos– d’une gigantesque enquête réalisée en 2006 sur une population de 12 000 personnes vivant en France, Michel Bozon s’insurge contre l’idée selon laquelle l’activité sexuelle aurait baissé en France. Les chiffres de 3 rapports par mois viennent en réalité d’une étude britannique, dit-il. «Publiée dans le Lancet en 2013, cette étude [Natsal 3] est sérieuse et très connue. Malheureusement, ce que les médias en ont tiré l’est beaucoup moins». Les innombrables articles publiés dans la presse, anglo-saxonne et française, qui citent cette étude affirment en effet que le nombre des rapports sexuels ne cesse de baisser en Grande Bretagne : «les personnes agées de 16 à 44 ans qui faisaient l’amour 5 fois par mois dans les années 1990, ne le faisaient plus que 4 fois par mois dans les années 2000 et 3 fois dans les années 2010», résume un statisticien interrogé par le Telegraph qui ajoute, goguenard : «A ce rythme-là, d’ici 2030, les couples n’auront plus aucune vie sexuelle.»
Quand la presse pousse au «rendement» sexuel
Bien qu’il s’agisse d’une plaisanterie, elle fournit matière à d’inquiétantes prédictions : certains journalistes s’emparent du propos au premier degré, assorti de commentaires stigmatisant les couples qui feraient baisser la moyenne nationale des rapports sexuels. Haro sur les mauvais coucheurs ! Mais la vérité, ainsi que le révèle Michel Bozon, la vérité c’est que la baisse des chiffres (de 5 à 3, donc) est fortement surévaluée : elle correspond en effet à ce qu’il appelle les «nombres médians de rapports sexuels» (Frequency of occasions of sexual intercourse) qui ont pour effet d’accroître le poids des chiffres bas» car ils mettent pêle-mêle les couples et les célibataires dans la même comptabilité. Il s’avère qu’en Grande Bretagne, les couples et les célibataires n’ont pas du tout le même niveau d’activité sexuelle. Pour le dire plus clairement : dans ce pays, contrairement à d’autres pays (2), les célibataires (hommes ou femmes) le font nettement moins souvent que les personnes vivant en couple. «Or ces célibataires sont en forte augmentation», souligne Michel Bozon. L’étude publiée dans le Lancet confirme : de plus en plus de Britanniques vivent seul(e)s. Pourquoi ? «Depuis 1996, la proportion des gens qui ne vivent pas avec un partenaire a augmenté, indiquent les auteurs du Natsal 3 : parce que le nombre de personnes qui se marient tard a augmenté, tout comme celui des personnes qui rompent. (3)»
La vraie raison pour laquelle les Britanniques «font moins l’amour»
Ainsi que l’étude l’indique clairement, le problème, en Grande Bretagne, ce n’est pas que les couples fassent moins souvent l’amour. Le problème, c’est qu’il y a tout simplement moins de couples et plus de célibataires. Si les chiffres baissent, c’est «en raison du retard à l’entrée en couple et de l’augmentation des séparations», insiste Michel Bozon (3). Hélas : des célibataires en hausse, la presse ne parle pas. Elle préfère s’en tenir à des explications moralisatrices et surtout très fantaisistes dont de prétendus experts se font volontiers les porteurs : c’est la faute aux séries. L’expert le plus souvent cité par la presse «n’est pas un sociologue mais un statisticien, Spiegehalter». Lors d’une conférence grand public, en juin 2016, dont The Telegraph rapporte la teneur, Spiegehalter déclare que la baisse de la fréquence des rapports sexuels au Royaume Uni serait due au visionnage des séries. «C’est ce qu’on appelle une interprétation sortie du chapeau, se moque Michel Bozon. Spiegehalter n’a strictement aucun élément pour le dire, mais comme cela correspond à ce que des journalistes ont envie d’entendre, le propos est immédiatement repris sur une multitude de sites.»
«Le smartphone au lit a tué ma vie de couple»
D’abord en Grande-Bretagne, puis à travers l’Europe, la panique se répand comme une trainée de poudre… Certains journalistes, sans précaution, dénoncent le phénomène à coup de titres choc, affirmant que la crise qui, soi-disant, affecte «les couples» du Royaume Uni (alors que le problème vient en réalité des célibataires) se répand déjà certainement dans tout l’Occident. «Le smartphone au lit a tué ma vie de couple», titre Madame Figaro. «Regarder la TV en ligne détruit votre vie sexuelle» (Stylist). «La dépression, la maladie et le no sex : les dangers du binge watching» (CNBC). «Netflix, reponsable de la chute des rapports sexuels» (Breitbart). «On ne fera plus l’amour en 2030 !» (Cosmopolitan). Les titres sont alarmistes. Le contenu des articles tempère parfois, tout de même, la portée du propos : certains chroniqueurs ironisent. Sur Première, par exemple : «Selon le Telegraph, Games of Thrones pourrait être une des causes majeure actuelle [de la perte de libido britannique]. Bien entendu, tout fan de la série de HBO lui rétorquera que Game of Thrones n’a commencé qu’en 2011 et que le chantre du binge-waching, Netflix, n’est arrivé en Angleterre qu’en 2012. Ce qui met quand même bien à mal la théorie.»
Une information qui relève de l’effet de croyance
«La théorie selon laquelle les écrans auraient une influence sur la vie sexuelle ne repose sur aucune étude, rappelle Michel Bozon. A noter d’ailleurs qu’une partie des psychologues vont défendre la théorie inverse, tout aussi peu fondée, d’une influence très positive des séries sur la sexualité des couples ! Quand on veut qu’il y ait une influence, on l’invente.» Le problème, c’est que la presse fait largement écho à ces discours contradictoires, sans que le lecteur puisse vraiment s’y retrouver. Qui croire ? Faut-il accorder du crédit aux plaisanteries douteuses d’un statisticien ? Ou préférer l’avis du Dr Pamela Rutledge qui répète à l’envie que, certainement, les séries sont bonnes pour le couple ? «On ne parlera pas de Binge watching concernant la lecture d’un roman de Dickens, argumente-t-elle, dans un article de CNBC. Le mot binge, péjoratif, ne s’applique qu’aux nouveaux supports. Mais ces supports apportent des choses positives : ils permettent de ressentir des émotions, ils peuvent être cathartiques et ils offrent des modèles comportemetaux variés.» Sur quoi s’appuient ses propos ? Le journaliste ne le demande pas. Libre au lecteur d’y «croire» ou pas.
Faux débat et vrais clichés
Pour Michel Bozon, ces discours –qu’il appelle par euphémisme des «théories»– ne servent jamais, toujours, que la même cause : celle d’un divertissement médiatique orchestré autour d’un faux débat reposant sur des postulats erronés, des clichés inquiétants et des idées reçues. «D’où vient donc cette idée d’une influence désastreuse des séries sur la sexualité (parente de théories toutes faites sur l’effet des sites de rencontre ou l’effet de la pornographie sur la sexualité) ? Plusieurs sources : des psychologues, qui s’intitulent spécialistes de cette nouvelle addiction qu’ils viennent d’inventer (binge-watching) et des journalistes qui pensent (déformation professionnelle) que la communication et les médias ont forcément une grande influence sur les comportements sexuels.» Qui s’étonnera, dans ces conditions, de voir que la presse a maintenant si mauvaise… presse ? La profession creuse sa tombe : non seulement elle joue aux gendarmes du sexe mais elle surfe sur les peurs paniques les plus éculées, contribuant –tout comme la pub– à répandre l’idée simpliste que les écrans c’est mal. Et que le sexe c’est bien… si on le fait tant de fois par mois.
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A LIRE : Enquête sur la Sexualité en France, de Nathalie Bajos et Michel Bozon, éditions La Découverte, 2008.
NOTES
(1) Enquête sur la Sexualité en France, chapitre 15, p. 325.
(2) «Ce n’est pas le cas dans un pays comme la France, où même les personnes non en couple, quand elles ont des partenaires, ont une fréquence de rapports relativement élevée». Ainsi que l’explique Michel Bozon, «depuis près de 40 ans, la fréquence mensuelle des rapports sexuels parmi les personnes sexuellement actives (qui ont eu des rapports sexuels dans l’année) n’a pas bougé en France.
Références : Simon, Rapport sur le comportement sexuel des Français, 1972, (p.730-733). Hommes : 8,8 fois par mois / Femme : 9,0 (personnes de plus de 20 ans sexuellement actives). Leridon, La fréquence des rapports sexuels, Population, 1973 (p.1389). Hommes : 8,1 / Femmes : 7,1 (personnes de 18 à 69 ans sexuellement actives). Bajos, Bozon, Enquête sur la sexualité en France, 2008 (p.315). Hommes : 8,8 / Femmes : 8,7 (personnes de 18 à 69 ans sexuellement actives).
«C’est d’autant plus remarquable que comme au Royaume Uni, la proportion de personnes non en couple parmi celles qui ont des rapports sexuels est en forte augmentation. Mais apparemment les personnes qui sont en relation non cohabitante (à l’exception de celles qui n’ont que des partenaires occasionnels) ont en France autant sinon plus de rapports que les cohabitants (Bajos Bozon, p.315). Par ailleurs, il y a une tendance chez les personnes de plus de 50 ans en couple interrogées dans les années 2000 à une augmentation de la fréquence des rapports sexuels par rapport aux personnes interrogées en 1992. Donc rien qui fasse penser à une baisse de la fréquence des rapports au fil des générations, même s’il est vrai à toutes les époques qu’au fil de la durée du couple la fréquence baisse. Mais c’est une autre affaire, et cela n’a rien à voir avec les séries évidemment (voir ce que je dis là-dessus dans le chapitre de Pratique de l’amour)». Source : entretien par email avec Michel Bozon, le 2 avril 2017.
(3) Comme l’indiquent les auteurs de l’étude britannique («Third National Survey of Sexual Attitudes and Lifestyles survey», surnommée Natsal 3, p.1792) dans leur discussion des résultats, «The proportion of people not living with a partner has increased since 1996, because of an increase in the proportion who marry late in life or not at all, or who experience breakdown of relationships. However, because sexual frequency in individuals living with a partner also dropped during this time, people in Britain seem to report sex less frequently nowadays, even taking account of changes in the nature of sexual partnerships.»