Depuis la loi qui condamne les clients en France, la prostitution a changé de visage : elle s’exerce non plus dans la rue mais sur Internet. Cela change beaucoup de choses. Il n’y a plus de face à face. On fait son marché sur des profils en ligne… et après ?
Dans la rue, un client avisait une «pute» (mâle ou femelle), regardait sa silhouette, la dévisageait puis demandait «C’est combien ?». Maintenant, on prend rendez-vous dans le cyberespace, après échange de textos ou de mails. Les travailleurs-ses du sexe se présentent volontiers comme escorts et affirment avec un brin de mépris qu’il n’y a rien de commun entre leurs prestations et celle d’un «tapin». Leur travail serait plus «propre». Qu’en est-il ? Dans un article consacré à la catégorie particulière des escort boys, un sociologue analyse la façon dont les marchandages sexuels ont changé. Cette enquête passionnante se trouve dans un ouvrage collectif intitulé Corps en péril, récemment publié aux éditions Paris Nanterre, et qui s’attaque à la vaste question des dangers qui entourent tel ou tel usage du corps. Se prostituer, par exemple, quand on est un étudiant de 20 ans. Réaliser des fantasmes alors qu’on est né avec une déficience mentale. Disséquer un cadavre quand on est étudiant en médecine. Ne pas mettre de préservatif alors qu’on travaille dans une association de lutte anti-sida, etc. L’ouvrage met au jour les contradictions humaines avec beaucoup de doigté. Dans le cas de la prostitution, notamment, le chercheur Vincent Rubio souligne de façon éclairante à quel point il est difficile de cerner cette activité nommée «prostitution» lorsqu’on se penche, comme lui, sur des cas singuliers (qui ne sont peut-être pas si singuliers que cela…)
Ces corps qui en disent long sur notre société
«Lorsque les corps se trouvent placés dans des situations délicates, douloureuses, troublantes» ils deviennent le «miroir grossissant, parfois déformant» de nos existences tourmentées, explique Philippe Combessie, qui dirige l’ouvrage. Prenons l’exemple des escort boys. Le sociologue Vincent Rubio consacre depuis environ 10 ans toute son attention à ce phénomène mal connu : l’escorting non seulement est un phénomène récent, dit-il, mais «il a attiré des personnes qui n’étaient pas identifiées jusque-là comme fournisseurs de services sexuels rémunérés.» Les lois répressives ont donc paradoxalement favorisé une prostitution flottante, celle de jeunes adultes «issus majoritairement des classes moyennes, voire, pour une partie non négligeable d’entre eux (un peu plus d’un tiers), des catégories sociales supérieures.» Il peut s’agir de fils d’employé-e-s, d’aide-soignant-e-s mais également de chef d’entreprise, d’enseignant-e-s ou bien encore d’ingénieur-e-s. «Parmi ces “nouveaux visages” de la prostitution figurent de jeunes hommes (18-25 ans), le plus souvent des étudiants, et dont les services sont destinés à des hommes.»
Première surprise : les escort boys n’ont pas besoin d’argent
Non seulement ces escorts sont bien insérés socialement, mais bien intégrés du point de vue familial. Ils ne sont pas enfants battus, ni victimes de chantage. Ils ne sont pas aux abois sur le plan financier. Personne ne les force à exercer cette activité. «Si la dimension économique n’est pas absente de leurs préoccupations, elle n’y figure donc nullement au sens d’un revenu qui serait indispensable à leur survie, insiste Vincent Rubio. Ni en rupture, ni isolés, leur recours à la prostitution ne semble pas lié à une quelconque contrainte.(1)» On pourrait se demander «Mais pourquoi le font-ils ? ». A cette question, volontairement, le sociologue ne répond pas : ce serait trop facile. Il se contente de dire que le libre choix des escorts «n’est pas synonyme de choix professionnel. Aucun d’entre eux n’envisage l’activité prostitutionnelle comme un métier qu’il souhaiterait exercer et dans lequel il projette son avenir.» L’ironie veut d’ailleurs que les escorts aient eux-mêmes une vision «particulièrement négative de la prostitution», qu’ils assimilent le plus souvent à la traite forcée et exercée dans les pires conditions.
Deuxième surprise : ils font attendre le client
Ces jeunes qui se prostituent librement ne possèdent ni protecteur ni souteneur. Pour se protéger physiquement, mais surtout mentalement contre le stigmate du sexe vénal, ils mettent en place de multiple remparts. Pas facile de garder une image positive de soi quand on met son corps en location… Toute la stratégie des escorts repose sur l’idée du choix : ce sont eux qui choisissent non seulement le client, mais où, quand et comment la rencontre aura lieu. Vincent Rubio note avec surprise qu’il se passe parfois trois mois entre le premier contact et le premier rendez-vous. L’escort veut-il se faire désirer ? Non. Il veut surtout vérifier, par échanges de mails, à qui il a affaire : reculant le moment du «passage à l’acte», l’escort fait passer une batterie de tests aux hommes qui le contactent. «Je fais le tri, je sélectionne les profils», dit l’un d’entre eux. Il arrive même que ce soit lui qui, prenant l’initiative, contacte le premier des clients dont le profil lui plait.
Troisième surprise : ils choisissent le client
A l’inverse de ce qui se passe dans la rue (où le client a l’impression d’être celui qui décide), c’est l’escort qui fait son marché, donnant la préférence aux hommes «gentils, aimables» mais surtout avec lesquels il a l’impression d’avoir des affinités. Vincent Rubio souligne d’ailleurs avec sagacité que le choix en question est en tous points semblable à celui qui préside au choix d’un conjoint : les critères de sélection sont basés sur les points communs, les choix de vie, les goûts en matière de livre ou de musique, les lieux de vacances, le sport, la religion… Plus il y a de points communs, plus l’escort se sent rassuré. Le client aussi d’ailleurs. Voilà à quoi servent les échanges qui, parfois pendant plusieurs mois, précèdent la rencontre : il s’agit pour l’escort «de ne pas mettre son corps “entre les mains” – ou, a fortiori, “à la disposition” – de “n’importe qui” et, finalement, d’éviter de se sentir “sali”, “souillé” ou bien encore, […] “pas à sa place” dans ce type de relations.» Le libre-arbitre permet de mettre à distance la souillure. Le problème, c’est qu’à force de dialoguer avec leur client avant la passe… les escorts se mettent à nu
Quatrième surprise : ils ne se protègent pas
L’ennui avec les confidences : elles finissent par faire tomber la frontière entre vie privée et vie publique. L’escort et le client se parlent parfois tellement de ce qu’ils font – le boulot, les études, les sorties, les passions – qu’ils finissent par abolir la nécessaire distance qui permet à l’escort de se protéger. Dans la rue, les tapineuses mettent des vêtements voyants, se maquillent, refusent d’embrasser et ne donnent jamais leur vrai nom, ce qui leur permet de faire ce métier comme si elles jouaient un rôle, afin de préserver leur intégrité. Dans le milieu de l’escorting, le garçon vient au rendez-vous dans une tenue guère différente de celle qu’il porte tous les jours et sa performance sexuelle flirte dangereusement avec la «sincérité» : il se fait appeler par son vrai prénom, il embrasse, il «y va au feeling», parce qu’il s’agit d’être plus «vrai» que ces putes qui lui servent de repoussoir et dont il veut à toute force se démarquer. «Moi je ne suis pas une pute, je me donne par choix, je ne mens pas». Difficile de trouver la juste distance lorsqu’on prétend offrir du «cul» plus «authentique».
Cinquième surprise : ils se lavent beaucoup
Pour compenser cette forme de dégradation que représente le fait de se livrer intimement au client, les escorts insistent énormément sur la douche : elle est prise deux fois, avant et après la passe, autant par souci d’hygiène que pour «blanchir» leur âme. Par ailleurs, le préservatif est obligatoire, histoire de bien marquer l’aspect professionnel de l’étreinte. Ce qui, du coup, entraîne une prise de risque accrue lorsque l’escort se retrouve avec des amants. Avec ceux qui ne payent pas, ses compagnons ou ses sex-friends, l’escort aura tendance à ne pas prendre de préservatifs qui lui rappellent trop «le travail». Paradoxalement, le souci qu’il a de rejeter la souillure au loin lui fait donc adopter des conduites dangereuses. Il se met en danger pour garder son corps pur et son coeur immaculé… Ce n’est qu’une des multiples conséquences du déplacement de la prostitution sur Internet, indique Vincent Rubio. Les humains ont toujours besoin de se protéger contre la réprobation morale et cela peut les amener à y perdre la santé, voire la vie.
A LIRE : «Se protéger. Mais de quoi ? Corps, santé et commerce du sexe. Récit d’un jeune escort», de Vincent Rubio. Dans le livre Corps en péril, corps miroir. Approches socio-anthropologiques, sous la direction de Philippe Combessie, Presses universitaires de Paris Nanterre, Collection Le social et le politique.
NOTES
(1) Cette catégorie de prostitués n’est peut-être pas représentative de l’ensemble des travailleurs-ses du sexe, mais «rien n’assure, a contrario, qu’il s’agisse d’une niche tout à fait marginale.» (Vincent Rubio, dans Corps en péril, corps miroir. Approches socio-anthropologiques, sous la direction de Philippe Combessie, Presses universitaires de Paris Nanterre)