«La thermodynamique peut-elle s'appliquer à des sentiments amoureux ?» Pour répondre à cette question, un astrophysicien, une historienne des sciences et six acteurs mettent en scène la tragi-comédie humaine dans Big Freeze.
Savez-vous qu’une femme seule est un «système isolé» ? Un système isolé n’échange ni matière, ni énergie avec l’extérieur. Un peu comme du café dans une bouteille thermos hermétique : pas une goutte ne sort et le café reste chaud. Dans Big Freeze (Le grand refroidissement), inspiré par la lecture de textes qui l’ont bouleversé (1), le metteur en scène Thomas Poitevin s’attaque au mystère : nous humains ne voulons pas rester en vase clos. «La solitude nous angoisse». Mais pourquoi ? Pour répondre à cette question, il réunit sur le plateau du théâtre de la Reine blanche deux «spécialistes des émotions» : Fabio Acero, astrophysicien et Oriane Dioux, historienne des sciences. On pourrait s’étonner que les sciences dures permettent d’analyser l’émotion. Oriane Dioux explique : «Etymologiquement, thermo veut dire «chaleur» et dynamique signifie «mouvement». La thermodynamique est donc la science qui étudie les mouvements de la chaleur. On est au 19è s, les machines à vapeur ont lancé la révolution industrielle. L’ambition à ce moment là est d’obtenir la machine à vapeur la plus efficace possible. Mieux encore : la machine parfaite, capable de fonctionner éternellement.»
Perpetuum mobile : le rêve d’un mouvement sans fin
Le rêve du mouvement perpétuel s’enracine dans l’étude des échanges d’énergie. Ces «échanges», au départ, semblent bien innocents : ce sont ceux qui actionnent les pistons des locomotives. Ils inspirent, dès 1824, les premières lois de la thermodynamique (2). Loi numéro 1 : «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme». Loi numéro 2 : «Dans un système fermé ou isolée, le désordre croît à mesure que le temps passe». Imaginons maintenant que ces lois soient appliquées non plus à des trains mais à des humains… Quelle énergie nous meut ? Le besoin de l’autre, répond Thomas Poitevin. De quels échanges les humains font-ils leur force motrice ? Le lien, répond Oriane Dioux. «Si on se place du côté des sciences sociales, l’énergie n’est plus un échange de chaleur mais correspond à la création de liens entre les individus et entre les sociétés.» C’est une transposition qui peut faire grincer des dents les scientifiques, mais elle trouve des soutiens parmi certains sociologues.
Partie d’échec existentielle
Pour donner chair à cette théorie, Thomas Poitevin joue comme aux échecs avec ses acteurs, à qui il fait exécuter des saynètes drôlatiques ou troublantes dont on devine, peu à peu qu’elles constituent les pièces d’une partie perdue d’avance (3). Ca commence par un désir de meurtre : Jean-Luc, un gringalet timide, veut se venger car sa femme l’a quittée. Elle lui a préféré son meilleur ami, un chirurgien nettement plus viril. Jean-Luc devient client d’une entreprise – Elite Corporation– qui propose des solutions sur-mesure aux problèmes de la haine. Jean-Luc se voit alors proposer, parmi des armes à feu ou des armes blanches, celle qui lui permettra de «reprendre son destin en main». Il choisit un couteau, mais à quoi bon ? D’autres événements s’enchevêtrent, entrecoupés par les explications des scientifiques que Thomas interroge lui-même avec un micro, comme s’il animait une émission télévisée. On ne sait plus très bien qui interprète un rôle, qui improvise dans cette pièce ponctuée d’accidents. Chaque séquence illustre un principe. Chacune, diaboliquement, s’articule au fil d’un récit qui procède par flash-back ou par avance rapide. Au spectateur d’en reconstituer la logique.
L’être humain est une structure dissipative
Organisé comme une succession de dialogues éclatés, sans unité de temps ni de lieu, Big Freeze met en scène l’entropie. L’entropie, c’est le désordre. Les formes d’organisation qui puisent dans leur environnement l’énergie qui leur permet de vivre génèrent forcément du désordre. On les appelle «structures dissipatives». Les étoiles, par exemple, ainsi que l’explique Oriane : «Les étoiles dissipent l’énergie gravitationnelle à travers des réactions nucléaires et exportent leur entropie sous forme de rayonnement. De la même manière, une société humaine créée du lien en puisant de l’énergie dans son environnement. Puis elle relargue son entropie.» Thomas Poitevin demande : «Ce n’est pas tenable, n’est-ce pas?». «Non» répond l’historienne. Une société qui ne cesse de croître, par prolifération de «liens», créée de plus en plus de désordre. «La création de lien, c’est aussi ça qui nous condamne», dit-elle. Condamnés, nous le sommes donc d’avance, à force de vivre et de nous dissiper. Nous saignons la terre à blanc.
Si on résumait l’histoire de l’univers à une année…
A l’échelle de l’univers, nos existences durent d’ailleurs très peu : 0,2 seconde. L’astrophysicien Fabio Acero résume ainsi l’affaire : «C’est une histoire un peu longue. Ça dure 13,8 milliards d’années depuis le big bang pour arriver jusqu’à nous et comme ces chiffres ne nous parlent pas beaucoup, je vais ramener les 13,8 milliards d’années à l’année 2017. A ce rythme, une seconde correspond à 400 ans, une journée à 35 millions d’années et un mois à environ 1 milliard d’années. Alors… 1er janvier 2017, à minuit, zéro minute et zéro seconde, tout ce qui va devenir notre univers existe déjà dans un concentré extrêmement dense. A minuit, zéro minute et une seconde, notre univers observable a déjà connu une expansion exponentielle et dépasse déjà la taille de notre galaxie. Au fur et à mesure de cette expansion, la température va diminuer.» L’univers composé d’hydrogène et d’hélium va former des filaments qui se coagulent. Au 16 mars de l’année 2017, dans notre coin de l’univers se forme une structure. Mais il faut attendre le 2 septembre 2017 pour que dans cette galaxie, autour d’une étoile (parmi les 200 milliards d’étoiles qu’elle contient) se forme notre soleil et un système de 8 planètes, dont la Terre.
...L’apparition des humains se situerait la nuit du 31 décembre
Le 21 septembre 2017, des structures unicellulaires apparaissent sur notre planète. Trois milliards d’années plus tard, soit le 25 décembre, c’est le tour des dinosaures, qui vont s’éteindre, le 30 décembre. «L’homme apparaît dans cette histoire le 31 décembre, à 22h24, domestique le feu à 23h44, l’agriculture à 23h59. L’an zéro de notre calendrier correspond aux 5 dernières secondes de l’année. Notre histoire récente – de la découverte de l’Amérique au premier pas sur la lune – tout ça est compris dans la dernière seconde de l’année 2017.» Nous notre existence, notre passage sur terre correspond à 0,2 seconde dans une année. «0,2 seconde ce n’est rien, mais on arrive quand même à le sentir passer», s’amuse Fabio. Dans la continuité de son récit d’expertise, Thomas Poitevin enchaîne un sketch à mourir de rire. Autant passer le temps joyeusement. Mais à la fin de la pièce – qui arrive très vite–, soudain tout se déchire. Une ultime séquence. Un monologue. Après tous ces «dialogues» sanglants, échangés comme des coups de rasoir à la Sarraute, les quelques phrases finales, prononcées dans le vide, font basculer Big Freeze dans une forme d’éternité suspendue. L’amour, enfin.
A VOIR : Big Freeze (Thermodynamique de l’amour), jusqu’au 25 février. Plus que 5 représentations !!
Ecrit et mise en scène par Thomas Poitevin.
Inspiré des écrits de François Roddier, Vincent Mignerot, Trinh Xuan Than, Hubert Reeves.
Avec les comédiens: Guillaume Arène, Andréa Brusque, Lucrèce Carmignac, Amaury de Crayencour, Ophélie Legris, Thomas Poitevin. PLUS : Oriane Dioux, journaliste scientifique. Fabio Acero, astrophysicien.
La Reine Blanche, nouvelle scène des Arts et des Sciences à Paris, pour 9 représentations : du 14 au 25 février 2017.
A LIRE : Les émotions de la thermodynamique, de Vincent Mignerot
NOTES
(1) Les émotions de la thermodynamique, de Vincent Mignerot (en ligne) / Dictionnaire amoureux du ciel et des étoiles, de Trinh Xuan Thuan, Plon / Dernières nouvelles du cosmos, d’Hubert Reeves, Seuil / Effondrement. Coment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, de Jared Diamond, Gallimard (livre fabuleux, je vous le conseille, dit Thomas Poitevin).
(2) Un jeune physicien, Sadi Carnot (oncle du président homonyme) consacre toute son énergie à l’étude des échanges d’énergie : le charbon qui brûle fait bouillir de l’eau dont la vapeur actionne des pistons… Il publie, en 1824, un ouvrage au titre majestueux : «Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance». Son travail débouche sur la mise au point du premier grand principe de la thermodynamique.
(3) «Le point de départ de tout ça a été en 2013 ma découverte des théories sur la fin de l’univers dans un magazine type »science et univers«. L’idée que l’on puisse prévoir concrètement, scientifiquement, la fin de tout, la fin des temps… m’obsédait et je décidais de me lancer dans une création sur ce sujet sans exactement savoir quoi faire, en réunissant des comédiens et comédiennes que j’aime et avec qui j’avais déjà travaillé. Je contactais alors l’auteure de cet article, la jeune journaliste Oriane Dioux, qui fait maintenant partie de la création. C’est un ami d’ami qui me fit rencontrer Fabio Acero, astrophysicien. Deux très belles rencontres. Je suis fier de ce mélange d’humanités sur le plateau et avoir été témoin de leur plaisir progressif à investir la scène et de travailler avec des comédiens…
Puis une deuxième étape de travail. J’avais découvert une phrase de Hubert Reeves mentionnant en même temps la seconde loi de la thermodynamique et la théorie du Big Freeze. Et de creuser le sujet avec mes deux scientifiques en amont de la création qui eut lieu à la loge en février 2016. Au hasard de mes errances sur Google, je découvre un article de Vincent Mignerot intitulé »Les émotions de la thermodynamique« (c’était en septembre 2015 je crois) et ce fut un choc: comme si quelqu’un formulait parfaitement ce qu’il y avait au fond de ma tête, l’essence même du projet: un rapport entre des histoires particulières intimes et une »théorie de tout« à hauteur d’univers…» (Thomas Poitevin, entretien par email le 17 février 2017).