Dans un ouvrage brassant l'histoire des utopies libertaires, un chercheur remet en cause l’idée reçue : n'en faire que selon ses "désirs" rend malheureux. Petit parcours critique, du libertinage du XVIIIe siècle jusqu'à Mai 68.
Dans L’Amour libre, brève histoire d’une utopie (réédition d’un livre paru en 2008) Michel Brix, chercheur à l’Université de Namur, concentre son analyse sur les utopies qui reposent sur le libre échange des partenaires. Ces utopies postulent que le malheur existe parce que les humains sont frustrés. Pour que règne le bonheur, il faut donc s’attaquer aux doctrines morales qui briment les passions amoureuses et aux interdits qui frappent les penchants sexuels. On pourrait croire que ces utopies «permissives» sont plus sympathiques que les autres. Hélas. Michel Brix le démontre avec brio et une bonne dose de vitriol. L’utopie est mortifère en soi, dit-il. Qu’elle encourage ou réprime la sexualité, peu importe : il ne s’agit jamais que d’un programme d’épuration.
L’utopiste veut notre «bien» (par la force s’il le faut)
Sa démonstration s’appuie sur le prédicat suivant : l’utopie est un monde dans lequel le Mal n’existe plus. Platon, «le premier grand utopiste de la pensée occidentale» oppose ainsi le monde des essences, celui des Vérités parfaites, au monde réel qui en est la «copie dégradée, corrompue». Dans le monde réel, les humains ont des corps pesants. Ils sont malades, ils vieillissent, ils souffrent de la faim, de la soif et de l’ignorance ; ils se trompent et s’entre-tuent quand ils ne sont pas anéantis par des catastrophes naturelles. Dans le monde des essences, ils volent telles des entités pures, détachées de toutes contingences, en direction du Beau. C’est de cette bipartition du monde que dérivent les utopies, explique Michel Brix, car «les utopistes –forts de l’assurance platonicienne que l’on peut séparer le bon grain des Idées de l’ivraie des impuretés terrestres– construisent sur terre la république parfaite, délivrée du Mal».
L’utopiste veut éradiquer le mal (mais quel mal ?)
Le problème, c’est que chaque utopiste a une idée bien à lui de ce qu’est le mal. Pour Thomas More, par exemple, il faut punir l’adultère d’esclavage ou de mort. Platon, dans La République, préconise au contraire que les femmes des guerriers soient mises en commun ainsi que les enfants nés de ces unions libres (1). Non sans incohérence, Platon ajoute 50 lignes plus loin que les «chefs» de la République auront pour devoir de lier par mariages des individus sélectionnés pour créer une race parfaite. Les enfants hors union seront exclus du système et les handicapés tués à la naissance. Michel Brix souligne le hic : «Recourant s’il le faut à l’eugénisme […], l’utopie transforme les individus en êtres supérieurs, angéliques, proches autant que possible des dieux ou même semblables à eux ; ces hommes nouveaux meurent très tard, ou parfois même ne meurent plus du tout. Ainsi –allant plus loin encore que Tommaso Campanella et ses «solariens» à la santé parfaite–, le situationniste Raoul Vaneigem […] proclame, après Antonin Artaud : «On ne meurt pas parce qu’il faut mourir ; on meurt parce que c’est un pli auquel on a contraint la conscience un jour, il n’y a pas si longtemps».»
Contrariez un désir, il devient vicieux
Toute utopie dérive «peu ou prou» d’une vision binaire du monde : le mal, le bien. Il faut choisir. De cette obligation, Michel Brix dénonce l’aspect arbitraire, voire oppressif : la première partie de son livre expose –dans l’ordre chronologique– les utopies de l’amour libre, leurs idéaux et leurs aberrations. Il commence par l’utopiste Charles Fourier (1772-1837) dont le projet, a priori, ne peut que séduire. S’inspirant des libertins qui, au XVIIIe siècle, prétendent que la quête du plaisir correspond aux décrets divins –«l’amour est un devoir, l’ennui seul est un crime» (2)–, Fourier affirme que les passions sont faites pour être vécues. En réaction au dolorisme chrétien et aux discours d’abnégation, Fourier pense que l’ascétisme provoque le malheur. Pour être heureux, en harmonie avec dieu et l’équilibre du monde, il faut que les humains réalisent leurs envies, «sans en réprimer aucune», même celles «de l’abondance, du luxe voire du superflu». Cette morale en apparence hédoniste (qui préfigure le consumérisme naissant) cache cependant une forme pernicieuse d’encadrement autoritaire.
Le programme de Fourier pour réformer le monde
La société idéale de Fourier –le «Phalanstère»– est une organisation qui doit permettre à l’individu de se livrer «aveuglément à ses passions», dit-il. Dans son ouvrage Le Nouveau monde amoureux (3), Fourier prône à la fois l’égalité entre les sexes et l’abolition du mariage, synonyme d’esclavage de la femme. Les phalanstériens seront priés de changer de partenaire toutes les nuits. «Les amants «exclusifs» seront les cibles de persécutions qui les dissuaderont […] de se fermer égoïstement au reste de la communauté», explique Michel Brix. Chaque soir, lors d’une Bacchanale à laquelle personne ne pourra se soustraire, les hommes et les femmes se livreront à des orgies chorégraphiées par des prêtres(ses) chargés d’assembler les partenaires en fonction de leurs fantasmes. «Le phalanstère sera un foyer d’expérimentations insatiables». Les copulations y laisseront la place à des interactions d’un raffinement érotique inouï, touchant à l’art et à l’extase. «Les individus les plus beaux – les plus sollicités – seront invités à faire preuve d’un esprit de charité, ou de philanthropie, sexuelle qui les apparentera –dixit Fourier, bien sûr– à des saints». Il sera interdit de se refuser sexuellement plus de deux ou trois fois. Il sera également interdit de s’unir trop souvent à la même personne. Moyennant quoi, le monde –contaminé par cette explosion de plaisir– se métamorphosera en jardin d’Eden, assurant l’avènement d’une «société d’abondance, où s’accroîtront sans cesse les richesses» (sic).
Les surréalistes adoptent Fourier comme leur inspirateur
Fourier, en son temps, ne provoque guère que le fou rire. André Breton le cite d’ailleurs dans son Anthologie de l’humour noir. Mais André Breton le considère aussi sérieusement comme un inspirateur du surréalisme. Il dédie ainsi une Ode, en 1947, au réformateur («Fourier es-tu toujours là») puis un hommage appuyé dans des Entretiens réalisés en 1952 : Breton y chante «la plus grande œuvre constructive qui ait jamais été élaborée à partir du désir sans contrainte». Que Fourier ait mis en place un système coercitif d’échanges sexuels obligatoires, les surréalistes l’ignoraient probablement… Ils ne retiennent de son utopie que ce qui «colle» avec leur propre programme : déchaîner les forces d’Eros, afin que l’humanité –libre, enfin, de se soumettre au «jeu libre des passions» (comme dit Klossowski)– se débarrassent des carcans mentaux ou moraux qui l’empêche de trouver son salut. Le programme est alléchant, servi par une prose admirable. On ne peut que succomber à la lecture de l’Amour fou : «Il n’y a jamais eu de fruit défendu. La tentation seule est divine.» Mais… il y a toujours des mais.
«Il est interdit de se refuser»
La femme idéale des surréalistes se doit d’être émancipée, c’est-à-dire ouverte aux désirs masculins. Breton, Aragon, Benjamin Péret ou Marcel Noll condamnent «chez une femme la pudeur, l’absence d’expérience sexuelle ou toute autre forme de «manières»», ce qui les pousse à condamner, par exemple, la seconde femme de Charlie Chaplin qui, lors d’un procès en divorce (1927), reproche à son mari de lui avoir imposé la pratique de la fellation. Les surréalistes prirent «d’une seule voix la défense de Chaplin dans un manifeste, Hands off love, où ils dénoncèrent vigoureusement la puérilité des dégoûts de Mme Chaplin : «Si la libre discussion des mœurs pouvait raisonnablement s’engager, il serait normal, naturel, sain, décent, de débouter de sa plainte une épouse convaincue de s’être inhumainement refusée à des pratiques aussi générales et parfaitement pures et défendables». Pour les surréalistes, une femme qui refuse de sucer est donc inhumaine ? Michel Brix souligne avec acuité la perversité de cette logique qui assigne à la femme le double statut de déesse et d’esclave sexuelle : c’est la muse muselée, asservie au devoir de satisfaire les «manies» de ceux qui chantent sa gloire. Gare à elle si elle se refuse. Un piédestal est si vite retiré : «Si tu ne suces pas, c’est que tu es coincée». On connaît la chanson.
Reich, la révolution par l’orgasme (le bon orgasme)
La troisième utopie recensée par Michel Brix est mise au point par un Autrichien, Wilhelm Reich (1897-1957), tour à tour élève de Freud, militant communiste puis créateur de systèmes fonctionnant à l’énergie vitale cosmique (orgone) permettant de faire tomber la pluie ou de guérir les cancers. Condamné pour charlatanisme, Reich meurt en prison aux USA. Sa théorie est très proche de celle de Fourier : le Mal est indissociable de la frustration, qui génère des troubles psychiques tels que «la perversion appelée «sadisme» (4), les inégalités homme/femme, l’oppression et la haine. Pour Reich, «la continence charnelle serait une faute contre Dieu, qui nous a dotés d’organes sexuels […], explique Michel Brix. C’est pourquoi il conviendrait d’assimiler la chasteté à un blasphème.» Pour se libérer, non seulement il faut jouir mais accéder au «bon» orgasme, dont Reich s’évertue à définir un modèle idéal, en termes de spasmes et d’acmés proche de la commotion. «Pas question de parler ou de rire pendant l’étreinte», indique Michel Brix. Pas question non plus de rester avec la même personne plus de 4 ans car le désir s’émousse. Le mariage est une pathologie. Le nombre minimum d’orgasmes requis pour être révolutionnaire est estimé à 3000. Encore faut-il que ces 3000 orgasmes se distinguent des frottements génitaux dont les «opprimés» se contentent (5).
«Faites l’amour, pas la guerre»
En 1957, Reich meurt et Guy Debord (1931-1994) fonde l’Internationale Situationniste qui se veut le moteur d’une révolution mystique dont le but ultime «ne consiste pas à implanter un nouveau système économique, mais à assurer le triomphe de la loi du désir. C’est la quête enfin devenue possible des plaisirs sans limites qui abolira l’ancien ordre répressif et instaurera –ou réinstaurera– la vie édénique.» En 1967, Raoul Vaneigem, dans le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, invite «la jeunesse des pays occidentaux […] à briser tous les conditionnements» tels que le couple, le travail, la maladie mentale (6) ou la vieillesse. «On croit vieillir, on croit que le temps file et s’envole. Erreur, explique Vaneigem : l’«illusion» du temps procède de notre refus de vivre. Nous nous réfugions –s’il faut en croire les situationnistes– dans le rêve d’un temps qui passe, pour échapper à la conscience douloureuse de nos frustrations. Le temps s’écoule ? Non : nous nous écoulons lentement dans le temps, comme des corps qu’on laisserait, sans réagir, se vider de leur sang. […] La quête des plaisirs, enfin libérée de toute censure, doit nous permettre de nous émanciper à jamais de la propension à nous laisser mourir.» Assimilant la faiblesse et la finitude à des préjugés bourgeois, les situationnistes proclament qu’il est possible d’être éternellement jeune et désirant. «Vivre sans temps morts» devient le nouveau diktat (7). Pour le meilleur ou pour le pire ?
Méfiez-vous de ceux qui veulent notre émancipation
Lire l’ouvrage de Michel Brix provoque cependant le malaise car sa démonstration, d’abord rigoureuse, s’enlise dans le règlement de compte. Sa critique devient acerbe, voire anachronique : faisant fi de tout contexte historique, il critique les propos de Reich, de Breton ou de Vaneigem sans les placer en perspective, ni reconnaître la part d’aspirations légitimes qui ont suscité la naissance de ces utopies. Pourquoi tant de sévérité à l’égard de nos rêves de jeunesse ? Pourquoi tant de haine contre ces «maîtres» dont les pensées nous ont portés quand nous en avions besoin et qui ont fondé nos choix de vie ? On se sent perturbé, voire coupable à la lecture de ce qui devient presque une diatribe, dont il faut démêler la pertinence de la partisanerie.
Pour finir, Michel Brix condamne de façon péremptoire la prostitution, accuse sans nuances les femmes échangistes d’être soumises aux désirs masculins et affirme que le mariage protège les femmes car même si elles vieillissent et deviennent laides, un homme continuera à vivre avec elles. «À l’évidence, sans le mariage, les femmes ne possèdent plus aucun recours contre l’affaiblissement du désir physique et se trouvent ainsi livrées à elles-mêmes dans un monde entièrement soumis au fantasme amoureux masculin et où elles peuvent tout au plus prétendre – tant qu’elles inspirent le désir – au rang d’esclaves heureuses.» Cette apologie du mariage –pour le moins discutable– ne doit cependant pas décourager le lecteur. Même tendancieuse, la critique de Michel Brix est roborative, mieux encore constructive. Dans la deuxième partie de L’Amour libre, prenant pour prétexte l’analyse de ces deux anti-utopistes que sont Baudelaire et Sade, le chercheur propose en effet une vision réconciliée du monde : à l’utopie préférez l’anti-utopie, suggère-t-il. L’utopie est une croisade contre le mal. L’anti-utopie… fera l’objet d’un autre article.
A LIRE : L’Amour libre, brève histoire d’une utopie, Michel Brix, éditions Molinari, deuxième édition revue et augmentée (deux articles consacrés respectivement à Michel Onfray et Houellebecq ont été rajoutés), 2016 [2008]. Ce livre constitue la suite d’un ouvrage publié en 2001 «L’Héritage de Fourier», dans lequel Michel Brix faisait déjà l’historique des utopies basées sur le principe de l’amour libre.
A LIRE EGALEMENT : un dossier sur «Pourquoi le sexe stresse ?». Première partie : «Six applis pour suivre son activité sexuelle» ; deuxième : «Datasexuels, les obsédés de la performance» et dernière : La méditation clitoridienne rend-elle heureux ?
NOTES
(0) Le mot «utopie» est créé au XVIe siècle par Thomas More. Il accole deux mots grecs (ouk-topos : «non-lieu», «nulle part») pour en faire le titre d’un livre, publié en 1516 –L’Utopie–, dans lequel ce terme désigne «une île imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux.» Ce n’est bien sûr pas la première fois qu’un penseur imagine à quoi pourrait ressembler «le meilleur des mondes».
(1) Ces enfants nés d’unions libres «ne connaîtront pas leurs parents et leurs parents ne les connaîtront pas» (Source : La République, de Platon, traduit et annoté par Robert Maccou, Flammarion, 1966, p. 212).
(2) «Fragment d’Alcée», dans les Poésies érotiques d’Évariste de Parny (Paris, Veuve Duchesne, 1778).
(3) Cet ouvrage fut publié un siècle et demi après la mort de Fourier, et pour cause : il s’agissait pour les fouriéristes de ne pas choquer les éventuels donateurs qui apporteraient les fonds nécessaires à l’établissement d’une phalange d’essai, première étape sur la voie de la réforme universelle.
(4) La Fonction de l’orgasme, cité par Charles Rycroft, Wilhelm Reich, trad. Annie Louaver, Paris, Seghers, 1972, p.47-48.
(5) Pour en savoir plus : L. De Marchi, Wilhelm Reich. Biographie d’une idée, trad. Paul Alexandre, Paris, Fayard, 1973, p.227.
(6) «La maladie mentale n’existe pas» (Source : Le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, réédition de 1992 : Paris, Gallimard «Folio-Actuel», p.77)
(7) «[L]’ennui est toujours contre-révolutionnaire» (Source : troisième fascicule de L’Internationale situationniste).