Il existe un baiser qui pose problème dans l’histoire de la théologie : c’est celui que Joachim échangea avec son épouse stérile, Anne, le jour où un ange leur dit qu’Anne allait tomber enceinte. Anne devint la mère de la Vierge Marie… mais par quel miracle ?
Au concile de Nicée (325), l’Église affirme que la Vierge est restée vierge en enfantant le Christ : c’est la doctrine dite de la «Conception virginale». A partir du IIe siècle en Egypte et Syrie, puis au XIIe siècle, en Angleterre et, par contamination, dans toute l’Europe occidentale, certains théologiens vont plus loin : non seulement Marie a conçu Jésus «sans péché», disent-ils, mais elle-même aurait été conçue de façon miraculeuse. C’est la doctrine de l’«Immaculée conception», sur laquelle –de nos jours encore– des théologiens s’écharpent. Les orthodoxes, notamment, ne reconnaissent pas ce dogme, proclamé en grande pompe en 1854 par le pape Pie IX et qui définit la Vierge comme préservée du péché originel. Pourtant, c’est de l’église orthodoxe que tout part. A peine deux siècles après la mort du Christ, des prédicateurs de l’église d’Orient brodent sur son enfance et sur la vie de sa mère des épisodes qu’ils inventent, en s’inspirant probablement de légendes populaires. Ces écrits baptisés «Evangiles apocryphes» racontent que le grand-père de Jésus s’appelait Joachim et en font le héros d’une étonnante aventure…
Une femme stérile tombe enceinte… de qui ?
En voici un résumé : après vingt ans de mariage, le vieux Joachim n’a toujours pas d’enfant. Les sacrifices qu’il fait à la Synagogue sont refusés car Joachim a beau être pieux, le fait qu’il n’ait pas d’enfant est perçu comme un signe divin dénonçant sa nature mauvaise. Désespéré, stigmatisé, Joachim fuit au désert où il jeûne et prie sans prévenir sa femme qui, ne le voyant pas revenir (un mois passe, puis deux, puis trois…) pense qu’il s’est suicidé ou qu’il est mort. Au bout de cinq mois, un ange leur apparaît tour à tour pour leur annoncer qu’ils concevront un enfant. Sur ordre de cet ange, les deux époux se retrouvent à la Porte Dorée à l’entrée de Jérusalem. C’est là que, bouleversés de joie, ils s’embrassent avant de rentrer ensemble chez eux. Peu de temps après, Anne est enceinte d’un enfant. La Vierge serait donc née avec l’aide de Dieu, mais comment ? Sur ce point, deux historiennes –Eléonore Fournié et Séverine Lepape-Berlieret– soulignent qu’il y a des hoquets : «certaines versions des Evangiles apocryphes parlent d’une conception hors norme, sans acte sexuel, réalisée alors que les deux époux sont séparés.»
L’utérus d’Anne «nettoyé» divinement
Ces écrits mettent du temps à parvenir en Occident (1) : «ils circulent secrètement, les clercs hésitant à faire des références explicites à ces textes dans leurs sermons – alors qu’ils en utilisent pourtant la matière.» L’idée que la Vierge ait pu être conçue suite à l’Annonciation d’un ange pose en effet un sérieux problème sur le plan théologique : le cas de Jésus est censé être le seul, l’unique cas de naissance sans union charnelle. D’autres versions de l’histoire voient alors le jour : plus conformes à la doxa, elles disent qu’après la rencontre à la Porte dorée, Anne et Joachim ont une relation sexuelle et que, «peu de temps après», la matrice fécondée d’Anne reçoit la visite du Saint esprit. Il y a purification in utero, ainsi que l’explique la spécialiste Réjane Gay-Canton qui cite une œuvre en moyen-haut allemand écrite au début du XIVe siècle, le Marienleben de Bruder Philipp : «Lorsque le Saint-Esprit vint dans l’âme emplie de vertus [d’Anne], il la purifia de tout péché [...] ; [Marie] fut, dans le sein de sa mère, purifié[e] du péché par le Saint-Esprit et ainsi, ce cher enfant fut sanctifié avant de venir au monde.»
L’accolade métaphorique des époux
Dans le milieu clérical, cette version-là est tenue pour la plus plausible. Entre Anne et Joachim, il y a bien eu oeuvre de chair, confirment les théologiens. Etant donné qu’Anne était stérile, le fait qu’elle tombe brusquement enceinte mérite en soi une fête. Quant à ce qu’il s’est passé, précisément dans son utérus fécondé – était-ce juste au moment de la conception ? Ou peu après, dans le secret de sa matrice ? Certains affirment que le Saint Esprit l’a visitée. D’autres le réfutent. Les Dominicains, gardiens attentifs du dogme et de la tradition, restent les plus farouches opposants à cette croyance. Entre le XIIe et le XIXe siècle, la chrétienté se déchire autour de cette question qui met en jeu la question même du péché originel. Hors du milieu clérical, cependant, l’idée selon laquelle l’âme et le corps de la Vierge ont été préservés dès sa conception de la souillure originelle a du succès : cette croyance se répand par le biais d’images qui montrent le baiser de Joachim et d’Anne à la porte dorée. Ce baiser, nommé «accolade» est souvent représenté de façon très chaste : Joachim et Anne, enlacés, pressent leurs joues l’une contre l’autre. Parfois, Joachim pose la main sur le ventre d’Anne. Au pire, il l’embrasse.
Avoir «un enfant par un baiser»
Ces images de la rencontre à la Porte Dorée visent «à exempter la conception de Marie de toute concupiscence», explique Réjane Gay-Canton, ce qui explique l’immense faveur dont elles bénéficient. La métaphore est sensible, belle, touchante. Mais cette métaphore de l’acte sexuel n’est pas toujours comprise comme telle. Pour beaucoup de croyants, l’image illustre un miracle, celui du «baiser fécondant», que certains textes décrivent ainsi : «Dieu envoya un ange à Joachim dans le désert [pour lui dire] qu’il aurait un enfant par un baiser qui s’appellerait Marie». Favorisant la confusion, les moines copistes s’amusent parfois à dessiner un ange au-dessus du vieux couple qui s’embrasse à la Porte Dorée, donnant ainsi à la rencontre une qualité miraculeuse. Tout un imaginaire du baiser fécondant se développe autour de ces images, au grand dam des théologiens qui s’horrifient de voir que les gens de peu, ces analphabètes qu’ils nomment illiterati, gobent une idée aussi absurde : la Mère de Dieu aurait été conçue non de façon naturelle (ex coitu), mais par un simple baiser sur les lèvres (ex osculo) !? Quelle ânerie. La plupart d’entre eux dénoncent cette idée saugrenue qui reste l’apanage de quidam simplices, pour reprendre les termes du dominicain Jean Herolt (v.1380-1468)
Le Baiser à la Porte Dorée est interdit par le Pape
Il n’empêche. Le quidam simplices a souvent le dernier mot. Le jour de la conception de la Vierge, fixé le 8 décembre, est l’occasion d’une fête extrêmement populaire pendant tout le Moyen-Age, de plus en plus populaire semble-t-il, au point que les théologiens sont plus ou moins forcés de donner à la Vierge un statut presque égal à celui de son fils. L’idée du baiser fécondant est si forte que le Pape lui-même doit s’en mêler. «Si c’est avant tout au XVe siècle que les images du baiser fécondant se multiplient, un décret promulgué par Innocent XI (1676-1689) en 1677 indique que cette idée perdura jusqu’au XVIIe siècle : le souverain pontife interdit les représentations de la Rencontre à la Porte Dorée comme symbole de la conception de Marie, car elle propage l’idée selon laquelle per osculum sanctum operata est conceptio [la conception eut lieu par la grâce d’un baiser sacré].»
A partir du XVIIe siècle, suite au décret papal, la doctrine de l’Immaculée Conception n’est plus illustrée de la même manière. La rencontre à la Porte Dorée –bannie de l’iconographie chrétienne– fait place à une image ésotérique de la Vierge suspendue sur une lune, piétinant un serpent et la tête entourée de 12 étoiles, image empruntée à un passage de l’Apocalypse qui prive le concept de l’Immaculée Conception de toute sa charge de beauté et de mystère.
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A LIRE : «La Rencontre à la Porte dorée. Image, texte et contexte» de Réjane Gay-Canton, L’Atelier du Centre de recherches historiques [En ligne], 2012.
« L’Immaculée Conception : une croyance avant d’être un dogme, un enjeu social pour la Chrétienté », d’Eléonore Fournié et Séverine Lepape-Berlier, L’Atelier du Centre de recherches historiques [En ligne], 2012.
L’Immaculée Conception : étapes et enjeux d’une controverse au Moyen Âge (XIIe-XVe siècles), de Marielle LAMY, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2000.
LES EVANGILES APOCRYPHES qui parlent du Baiser à la Porte Dorée sont au nombre de 4 :
Le Protévangile de Jacques est le plus ancienne (fin IIe siècle). Si le récit nous est parvenu en grec, il existe aussi des versions en syriaque, arménien, éthiopien, géorgien, vieux slave. Le titre varie selon les manuscrits et le titre usuel de l’ouvrage lui a été donné pour la première fois par l’érudit Guillaume Postel lors de l’impression de la première traduction latine à Bâle en 1552. La traduction française de Gustave Brunet (1805-1896) est disponible sur Remacle et celle de la Collection… de Voltaire sur Wikisource.
L’Évangile du Pseudo-Matthieu, appelé aussi Livre de la naissance de la bienheureuse Vierge Marie et de l’enfance du Sauveur, remonte au premier quart du VIIe siècle. Il est présenté dans les manuscrits comme une traduction latine faite par Jérôme d’un ouvrage grec. Il en existe 130 manuscrits, dont des versions provençales de la fin XIIIeet XIVe siècle. Une traduction enfrançais est disponible sur le site Seigneur Jésus.
L’ Évangile de la Nativité de la Vierge est une adaptation des deux précédents, rédigée selon les uns entre VI et VIIe siècle et selon d’autres vers 868-869. La traduction française de Gustave Brunet est disponible sur Remacle.
La Légende dorée de Jacques de Voragine (1228-1298) reprend cette histoire. La traduction de Théodore de Wyzewa (1862-1917) est disponible sur Gallica.
NOTE (1) «Le premier texte qui narre les antécédents de Marie est un récit apocryphe chrétien, le Protévangile de Jacques, rédigé avant la fin du IIe siècle en Égypte ou en Syrie. Sa version la plus ancienne, conservée à la Bibliothèque Bodmerienne de Cologny (Suisse), décrit la conception comme le fruit de l’annonciation faite à Anne. Lorsqu’il apparaît dans un premier temps à Anne, l’ange lui annonce qu’elle concevra un enfant, tandis que lorsqu’il arrive auprès de Joachim dans le désert, il lui annonce qu’Anne a conçu.» (Source : Réjane Gay-Canton, «La Rencontre à la Porte dorée. Image, texte et contexte»).
ILLUSTRATIONS
Fig. 1 Bruder Philipp, Marienleben, dans Heinrich von München, Weltchronik, Munich, BSB, Cgm 7364, fol. 423v
Fig. 2 : Bruder Philipp, Marienleben. Prosaauflösung, dans: Historienbibel, Zurich, ZB, Ms C 5, fol. 328v
Fig. 3 La rencontre de Joaquim et d’Anne à la porte dorée (Giotto, vers 1303-05)
Fig. 4 : Bruder Philipp, Marienleben. Prosaauflösung
Fig 5 Le Maître de Moulins (Jean Hey), vers 1500. Charlemagne et la rencontre de sainte Anne et saint Joachim à la Porte Dorée. © 1997 National Gallery, Londres
Fig. 6 : Heures à l’usage de Rome, Carpentras – BM – ms. 0059 | base Enluminures, Institut de recherche et d’histoire des textes