Les adeptes de magie sexuelle se désignent souvent comme des magickiens, par allusion au texte fondateur d’Aleister Crowley : MagicK, écrit avec un k par allusion au au ktéis (vagin) grec. Au fait, c’est quoi la «magie sexuelle » ?
La magie sexuelle, également connue sous le nom d’High MagicK Art, est une science érotico-poétique née à la fin du XIXe siècle entre l’Europe et les Etats-Unis. Elle prétend s’inspirer des rituels anciens aux «origines millénaires», mais qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit d’un bricolage, d’invention récente, cousu d’emprunts aux écrits hermétiques. Le créateur du mot MagicK, l’Anglais Aleister Crowley – le plus célèbre des Mages sexuels – se surnommait lui-même «Frater Perdurabo» ou encore «La Bête 666». Il est né dans une famille protestante fondamentaliste. Il fait partie des principaux pères d’un mouvement qui entend «libérer» les hommes et les femmes de leur éducation puritaine et, en détruisant les tabous, ouvrir la voie d’un monde nouveau, celui des noces mystiques du corps et de l’esprit. Le programme est séduisant. Hélas… Tapez MagicK sur Internet : vous n’aurez qu’une faible idée de la somme astronomique, monumentale, de rituels ésotériques et insurmontablement complexes censés procurer cette liberté. Comment expliquer cette contradiction flagrante ?
Peut-on se libérer en explorant un des 30 Aethyr ?
La contradiction flagrante de la magie sexuelle, c’est qu’elle veut nous libérer… au moyen de rituels aliénants. Comment jouir lorsqu’il faut, tout d’abord, exécuter un complexe rituel de Bannissement mineur du Pentagramme – opération qui nécessite d’exécuter sans hésiter une chorégraphie nommée Croix du calvaire (1- Touchez le front et dites : GEH (Tu es) [prononcez Ge-ha]. 2- Toucher le sexe et dites : LONDOH (Royaume) [ prononcez Lo-nu-do-he]. 3- Touchez l’épaule droite et dites : MICAOLZ (Puissance), etc.) suivie d’une figure exécutée à l’aide d’une épée dans les 4 directions, puis d’une Invocation des forces – elle-même suivie de la récitation par cœur de l’Appel du 30ème Aethyr («Madariatza das perifa TEX cahisa micaolazoda saanire caosago od fifisa balzodizodarasa Iaida», etc.)? Arrivé au stade de l’Appel, les vagins sont taris et les pénis flasques depuis probablement une heure. Mais c’est là, pourtant, que les participants sont censés «vibrer» avec les mots puis entrer dans un état de grande excitation. Par quel miracle ? Sans compter qu’«au moment de l’orgasme» (hein, quoi ?), il leur faudra prononcer de nouveau l’interminable liste de mots sans queue ni tête qui composent l’«Appel du 30ème Aethyr». Pas très excitant.
Sang-de-dragon, aile de chauve-souris…
Dans un livre publié aux éditions La Musardine, sous le titre La Magie sexuelle, Pierre des Esseintes mentionne à demi-mot l’obstacle presque insurmontable que représentent les formules cryptées. Il a mis trois ans à écrire cet ouvrage et pour cause : on se perd dans la forêt des mots. «Si, dans un grimoire magique, on vous demande de faire usage de sang-de-dragon et d’aile de chauve-souris, sachez que ces expressions désignent en fait tout autre chose. Le sang de dragon désigne une résine de palmier que l’on utilise pour l’écriture magique. L’aile de chauve-souris est simplement une feuille de houx !» Philippe Pissier – traducteur officiel d’Aleister Crowley – avoue lui-même avoir mis 25 ans pour traduire MagicK : «Crowley aime égarer le lecteur. N’oublions pas qu’il codait ses textes non seulement en raison de son amour de la poésie hermétique, mais aussi parce que les mœurs de son époque étaient très strictes, et qu’il devait ruser avec la censure.»
«Crowley aime égarer le lecteur»
Il n’est pas étonnant que la MagicK soit apparue au moment même où la société occidentale prétend devenir rationnelle. En réaction à l’idéal positiviste et scientifique, toutes sortes de mouvements occultes voient le jour. Ils se développent sur la base du secret : mots de passe, poignées codées, formules cryptées… Un des premiers grands «maîtres» de la magie sexuelle, l’Américain Paschal Beverly Randolph (1825-1875) – fils illégitime d’une fille d’esclave noire et d’un bourgeois de Virginie –, est d’abord initié au sein de la Rose-Croix, un Ordre mystique proposant un «enseignement» échelonné sur 12 degrés et constitué de loges. Le deuxième grand «maître» de la magie sexuelle, Theodor Reuss (1855-1923) appartient à la Franc-maçonnerie et fonde une fraternité appelée OTO (Ordre du Temple d’Orient) organisé en un labyrinthique système d’initiation. Le troisième grand «maître», Aleister Crowley lui-même (1875-1947), est d’abord initié au grade de Néophyte dans l’Ordre Hermétique de l’Aube Dorée avant de devenir la plus illustre recrue de l’OTO. La magie sexuelle est donc indissociable des organisations souterraines qui affirment s’opposer au monde dit moderne, froid, technologique, transparent et sans âme… dont elles ne sont que le miroir inversé. Les mystères dont elles s’entourent participent d’une logique identique à celle des médecins qui entendent dédiaboliser le sexe. Une même démarche anime ces deux cultures en apparence opposées – celle du «progrès» et celle des magiciens.
Le matin des magickiens
Pour comprendre la magie sexuelle, il faut donc la replacer dans son contexte. Intéressant de voir qu’elle apparaît au moment même où les médecins inventent des mots nouveaux pour désigner des comportements dits «anormaux» : hybristophile, frotteuriste, urolagne, éphébophile, sadique, autant de néologismes incompréhensibles forgés de bric et de broc en mélangeant racines grecques et latines pour leur donner l’allure de mots savants. Les créateurs de ces sciences nouvelles que sont la psychologie, la psychiatrie et la sexologie entourent de barbelés leur domaine d’expertise : ils se réservent ainsi le monopole d’un savoir, suivant un procédé typique des sectes. Seuls les élus possèdent la maîtrise du jargon. Il faut faire partie des initiés. La même manie scientifique des typologies frappe le milieu des magiciens : êtes-vous adepte du moyen Nyasa, des condensateurs fluidiques ou de la charge des voults ? Dans son livre MagicK, Aleister Crowley prévient d’emblée les novices : ils devront, tout d’abord, passer trois mois à lire les classiques du taoïsme, de la mystique médiévale et de l’hindouisme (sans compter ses propres écrits) avant d’espérer la moindre initiation.
La magie sexuelle : ce n’est pas de la partouze
Ne devient pas magickien qui veut. Il faut être motivé (et cultivé) pour entrer dans cet univers, ainsi que le constate – non sans satisfaction – Philippe Pissier. «Contrairement à ce que l’apparence «libertine» (en fait, tantrique) de la philosophie crowleyenne pourrait faire croire, la pratique de son système magique implique une connaissance et une maîtrise préalables des techniques yogiques, et – Dieu soit loué – la rigueur et la difficulté de ces dernières éloignent vite les dilettantes et les partouzeurs en quête de piments ritualisés. On ne réalise pas généralement ce que cet entraînement psycho-physique peut apporter au contrôle des expérimentations astrales et cérémonielles.» Pour Pissier, la MagicK de Crowley se doit d’être difficile d’accès. «Oui, son oeuvre est complexe et elle désoriente : c’est voulu. Son message est initiatique, et l’initiation n’est pas un produit de consommation vite gobé et digéré. Les choses se méritent, du moins celles qui importent.» Ce discours est très séduisant… pour certains en tout cas. L’élitisme attire, surtout dans ce domaine de la sexualité auquel tout le monde a accès (il suffit d’un cerveau)… N’importe qui peut n’importe quand se faire jouir. C’est facile, trop facile peut-être. Raison pour laquelle la MagicK suscite tant de curiosité ?
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Il serait cependant injuste de réduire la magie sexuelle au salmigondis de formules obscures derrière lesquels elle se protège. S’il y a un secret à percer, ce n’est pas forcément celui que l’on croit. La suite au prochain article.
A LIRE : MagicK d’Aleister Crowley, traduit par Philippe Pissier, éditions Blokhaus.
La Magie sexuelle, de Pierre des Esseintes, La Musardine.