La Guerre des étoiles : la menace fantôme raconte que la force mystérieuse des Jedi provient des midichloriens, formes de vie microscopiques avec lesquelles nous vivons en symbiose. Science-fiction ou réalité ?
Il y a 21% d’oxygène dans l’atmosphère et 79% d’azote. Or cet azote est produit par des organismes vivants. Des bactéries comme Azotobacter ou Nitrosomas, notamment : celles que Lucas appelle des midichloriens. Sans elles nous ne pourrions pas vivre. Imaginons que les réactions métaboliques de ces bactéries soient perturbées par le réchauffement climatique, perturbant la délicate balance entre azote et oxygène… L’humanité disparaîtrait en quelques semaines. «S’il y avait trop d’oxygène, nous brûlerions tous (1), explique le sociologue et philosophe Bruno Latour, lors d’une table ronde (mai 2016) au Collège des Bernardins. S’il n’y en avait pas assez, nous suffoquerions. La balance des 21% d’oxygène est activement maintenue par des organismes vivants et cette activité de maintien des conditions de l’existence des êtres vivants a été modifiée assez profondément par une perturbation fabuleuse dont nous sommes les auteurs et dont nous ne savons pas du tout comment nous tirer.» Cette perturbation touche les êtres vivants «qui se trouvent sur le seul endroit de la terre que nous connaissons, dit-il, c’est-à-dire Gaïa, cette fine pellicule de vie dans laquelle nous résidons tous – nommé système Terre pour faire plus sérieux.»
Des bactéries bleues frétillent gaiement dans des bains d’acide
Dans un livre intitulé Face à Gaïa, publié en 2015 aux éditions La Découverte, Bruno Latour récapitule les grandes théories qui ont donné naissance à cette hypothèse très controversée, selon laquelle la Terre serait l’équivalent d’un système vivant. Cette hypothèse tire son nom d’une divinité grecque, Gaïa : la déesse-Terre. Elle naît vers le milieu des années 1960, lorsque le biologiste anglais James Lovelock est chargé par la NASA d’étudier les possibilités de l’existence de la vie sur la planète Mars. Jusque-là, on avait toujours pensé que la vie n’aurait jamais été possible sur terre si l’atmosphère n’avait été constituée à 79% d’azote et 21% d’oxygène. Or il s’avère que lorsque les premiers organismes vivants s’implantent sur terre, il n’y a pas d’oxygène sur notre planète. Pire encore : le taux de radioactivité est énorme, les océans sont des bains d’acide et la surface de la terre bombardée de météorites. Que se passe-t-il ? Au début (il y a 3,8 milliards d’années), tout va bien : les premiers êtres vivants sont des bactéries bleues anaérobies (vivant sans air) qui prolifèrent sans problème dans cet environnement extrême.
La «Grande Oxydation» : apocalypse empoisonnée
Mais ces bactéries, pour vivre, font de la photosynthèse, c’est-à-dire qu’elles produisent de l’oxygène… Un déchet toxique. Les déchets sont d’abord naturellement résorbés. Puis ils s’accumulent à petites doses. Au bout de 1,4 milliard d’années, les bactéries bleues ont tellement pollué l’atmosphère qu’elles finissent par en crever : trop d’oxygène ! Un véritable poison pour les milliards de milliards d’algues. Cette hécatombe – poétiquement baptisé «La Grande Oxydation» – ne marque pourtant pas la Fin du monde : elle favorise l’apparition d’autres formes de vie qui «transforment ce poison mortel en formidable accélérateur de leur métabolisme», dit Bruno Latour. Non seulement, ces formes de vie s’épanouissent grâce à l’oxygène, mais… et c’est là que commencent les controverses. En 1974, Lovelock s’associe à une éminente biologiste, Lynn Margulis, spécialisée dans la symbiose, pour signer un article sulfureux : ils y expliquent que la biosphère se comporterait, globalement, comme un être vivant avec ses propres régulations homéostasiques, s’adaptant pour garder un climat, des températures ou une hygrométrie compatibles avec l’existence de la vie. La Terre serait un organisme vivant capable de maintenir sa température corporelle.
La Terre : un être vivant ?
Ils appellent leur hypothèse : Gaïa. Le nom de la déesse grecque est suggéré par le voisin et ami de Lovelock, le célèbre poète William Golding (auteur de Sa Majesté des mouches). En 1979, Lovelock enfonce le clou avec un livre de vulgarisation (La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa) qui fait à la fois fureur et scandale. Le livre ressemble à un roman à suspense. Lovelock pose ainsi l’énigme : comment expliquer que la proportion d’oxygène n’ait pas changé sur la Terre et que la température terrestre se soit maintenue à des valeurs proches de l’actuelle, alors que l’intensité du rayonnement solaire a augmenté de 30 ou 40% dans l’intervalle ? Mettant au défi les géochimistes de justifier cette aberration, Lovelock déploie ses talents oratoires : «Prenez l’eau», dit-il. Elle aurait dû s’évaporer. Tout comme l’oxygène. Si la Terre n’est pas devenue une planète aride comme Mars, c’est uniquement grâce à la vie, démontre-t-il, déployant la fresque grandiose d’une planète entièrement régulée par l’action des micro-organismes associés aux algues qui participent à la formation des nuages, empêchent l’azote de se dissoudre dans l’océan et par contrecoup empêchent que le taux de sel dans l’océan augmente (ce qui ferait exploser les cellules des poissons)… Tout semble s’articuler de façon presque miraculeuse.
La vie symbiotique de la Terre
Trop. «Voilà désormais que l’incessante action des organismes parvient à mettre en mouvement l’air, l’eau, le sol et, de proche en proche, tout le climat, résume Bruno Latour. C’est à donner le vertige.» On savait déjà (par le géologue russe Vernadsky, vers 1927) qu’il existait une interdépendance entre la végétation et le climat. À l’échelle planétaire, ce sont les algues et le phytoplancton marin qui produisent le plus d’oxygène. On savait aussi que la biosphère est un système complexe, un réseau d’interdépendances entre les êtres vivants : les cellules dont nous sommes faits – comme tous les animaux et les plantes – sont le résultat de symbioses accomplies il y a quelque deux milliards d’années, fusions entre des bactéries qui autrefois étaient libres et qui maintenant font partie de nos cellules, capables d’utiliser l’oxygène pour produire l’énergie dont elles/nous avons besoin… Mais on ne savait pas que tout cela fonctionnait «comme pour» préserver un équilibre propice au maintien de la vie. Est-ce d’ailleurs si sûr ?
Gaïa va nous éliminer, comme un corps élimine des microbes ?
Il y a déjà eu cinq extinctions sur Terre, à commencer par la «Grande Oxydation». A priori, la Terre ne semble pas forcément si désireuse que cela de protéger la vie. La sixième Apocalypse semble d’ailleurs en bonne voie. Ce que les médias nomment la «crise écologique», Bruno Latour la rebaptise «mutation écologique» : «une crise serait passagère», se moque-t-il, or ce qui nous arrive… risque de ne pas passer. Nous sommes en train d’inaugurer une nouvelle époque des temps géologiques. Il y avait eu le Pléistocène, puis l’Holocène… En 2011 à Berne, un congrès dit que nous sommes désormais dans l’Anthropocène, c’est-à-dire qu’après «onze mille ans de relative stabilité entre deux glaciations [durant lesquelles] l’humanité, ou plus exactement les civilisations, ont pu se développer», notre holocauste arrive. «Tant qu’on restait dans l’Holocène, la Terre demeurait stable et à l’arrière-plan, indifférente à nos histoires. C’était, si l’on peut dire, business as usual. En revanche, si «l’Holocène est terminé», c’est la preuve qu’on est entré dans une période nouvelle d’instabilité : la Terre devient sensible à notre action», résume Bruno Latour dans son ouvrage Face à Gaïa.
L’humanité face à l’inconnu
Ainsi que le résume Christophe Bonneuil (qui signe l’article «Anthropocène» du magistral Dictionnaire de la pensée écologique, aux éditions PUF) : «Dans l’hypothèse du scénario «business as usual» du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de +4°C entre 1870 et 2100, la Terre n’aura jamais été aussi chaude depuis 15 millions d’années. Quant à l’extinction de la biodiversité, elle s’opère actuellement à un rythme inégalé depuis 65 millions d’années. Dit autrement, cela signifie que les sociétés humaines vont être confrontées en quelques décennies à des états et des transformations de leur habitat terrestre sortant de tout ce qu’elles avaient connu jusque-là depuis l’apparition du genre Homo il y a 2,5 millions d’années, rendant impossible toute préparation par des adaptations biologiques.» Traduction : on va tous crever. A moins que les gouvernements, de façon autoritaire, nous imposent des conditions de vie drastiquement réduites… Ce sera soit le règne de l’éco-totalitarisme, soit le retour à la barbarie (rapidement suivi de mort).
Welcome to the Anthropocène
Bruno Latour, avec son humour noir, y voit une chance : peu avant de disparaître l’humanité verra peut-être l’intérêt de repenser son rapport au monde. Aux «humains» – ceux qui se croient «au-dessus» de la nature – s’opposeront les «terriens» ou «terrestres» – ceux qui assumeront la diversité des mondes et des êtres. Il y aura probablement une guerre entre les humains et les terriens. Devenons Terriens avant qu’il soit trop tard, suggère-t-il. Mais sans y croire. Internet, les vacances à Bali, le chauffage de la maison, les tomates en hiver, la beauté des villes illuminées la nuit et ces jolies trainées que font les avions dans le ciel… Tout cela, y renoncer ? Seules des instances de pouvoir ultra-dures seraient capables de tout arrêter. Dans le Dictionnaire de la pensée écologique, Christophe Bonneuil se veut plus optimiste : l’Anthropocène, c’est l’occasion ou jamais de se demander «Comment refonder l’idéal d’émancipation et l’engagement politique quand s’évanouit le rêve de l’abondance matérielle». Comment ? Une réponse, en images, mercredi prochain.
A LIRE :
Face à Gaïa, de Bruno Latour, La Découverte, 2015.
Dictionnaire de la pensée écologique, sous la direction de Dominique Bourg et Alain Papaux, PUF, 2015.
NOTES
(1) Pour chaque accroissement de 1% du taux d’oxygène, les risques d’incendie de forêt en cas d’orage électrique s’accroîtraient de 70%. Des déflagrations monstrueuses auraient lieu à chaque éclair de foudre. La pluie ne pourrait plus éteindre aucun incendie.
CET ARTICLE EST L’AVANT-DERNIER D’UN DOSSIER portant sur les trois avancées majeures en matière de biologie depuis un demi-siècle : La révolution symbiotique «Femmes, vaches et lapins : même combat» / Le système immunitaire «Notre corps est-il humain ?» / L’hypothèse Gaia «Les midichloriens et l’hypothèse Gaïa» / Conclusion : «Ferez-vous l’amour quand tout s’arrêtera ?» (mercredi prochain)