Chaque fois qu’une culture associe le sexe dit «faible» à du bétail «stupide» certaines femmes réagissent par la solidarité : elles militent pour les droits des animaux… Au XIXe siècle, une des ancêtres de l'éco-féminisme dessine des lapins : qui est-ce ?
«On s’indigne de ce que certaines publicités sexistes représentent les femmes «comme de la viande», c’est-à-dire comme de la chair animale, morte, absolument dépourvue de subjectivité, comme une marchandise qui n’existe que pour être «mangée»». Mais au fond qu’est-ce qui est scandaleux dans l’image : que la femme soit transformée en animal ? Ou que l’animal soit transformé en viande ? Dès le début du XIXe siècle, qui voit apparaître conjointement l’industrialisation agricole et la répression sexuelle des femmes, ravalées au rang de simples «pondeuses», un mouvement de solidarité se met en place entre les femmes et les animaux à qui elles sont assimilées. Béatrix Potter fait partie de ces pionnières. On lui doit le conte de Pierre Lapin, qui raconte comment le papa du petit lapin finit ses jours dans une tourte. Mais saviez-vous que Béatrix Potter, avant tout, était une naturaliste ? Ses travaux, violemment rejetés par les sociétés savantes de son temps, préfigurent d’étonnantes découvertes concernant le lien entre l’humain et l’animal…
Une édition du Conte de Jeannot Lapin de Beatrix Potter datant de 1904 qui a appartenu à la bibliothèque du Prince Charles, photographiée lors d’une exposition montée, en 2008, à l’occasion du 60ème anniversaire de l’héritier de la couronne. Photo Max Nash / AFP
Une «communauté de destin entre les femmes et les animaux»
Dans un ouvrage intitulé Encyclopédie critique du genre, le chercheur Flo Morin, chargé de l’article «Animal» souligne que le stigmate frappant la femme, assimilée à une bête, incite de nombreuses femmes à défendre la cause des animaux : «Faut-il traiter les animaux comme des animaux ?», demandent-elles. Ce que Flo Morin appelle la «communauté de destin entre les femmes et les animaux» génère «une forme de solidarité interespèce ou transespèce» qui pousse, par exemple, des féministes à devenir végétariennes. L’éco-féminisme (contraction d’écologie et de féminisme) se fait jour dès 1974 dans les écrits de Françoise d’Eaubonne. A la même époque, on voit d’ailleurs apparaître le mot spécisme (contraction d’espèce et de racisme) qui fait écho à sexisme (contraction de sexe et racisme). «Ce terme, utilisé dès 1970 par le psychologue britannique Richard Ryder et popularisé notamment par les écrits de Peter Singer [1975], désigne […] la césure arbitraire entre l’humain et l’animal».
La séparation humain-animal est-elle biologique… ou idéologique ?
Mais la solidarité femmes-animaux date de bien avant les années 70. Elle est l’héritière des mouvements anti-esclavagistes et s’inscrit dans la problématique des minorités, souvent exploitées à l’instar du bétail ou discriminées comme «vermine». Il n’y a pas de différence, finalement, entre la façon dont notre société «produit» des vaches qui «produisent» à leur tour du lait ou de la viande et la façon dont sont organisées les filières de la reproduction… Raison pour laquelle des femmes protestent : les animaux (pas plus que les femmes ou les noirs) ne sont des êtres incomplets, imparfaits ni défectueux. Afin d’en finir avec cette dichotomie humain/animal (puisque après tout l’humain aussi est un animal…), elles s’attachent à déconstruire «la Grande Division» entre les animaux humains et les animaux non-humains. Presque un siècle avant l’apparition des animal studies, c’est Beatrix Potter – célèbre auteur-illustrateur de littérature enfantine – qui inaugure la première grande révolution en matière de biologie : la théorie symbiotique.
La théorie symbiotique
Dans l’ouvrage Aux origines de la vie, l’historien des sciences Tom Wakeford soutient : «trois des avancées les plus significatives du demi-siècle passé – la théorie symbiotique, les mécanismes de la défense immunitaire et l’hypothèse de Gaia… ont bousculé nos théories biologiques traditionnelles. […] En 1896, Béatrix Potter se heurtait à la première barrière». C’est justement ce choc, violent, qui la dissuade de continuer ses recherches et qui l’oriente vers une carrière de conteuse… Si ses théories avaient été écoutées, nous n’aurions jamais pu lire le Conte de Jeannot Lapin ou l’histoire de Madame Trotte-Menu. Mais voilà. Béatrix naît en 1866 dans une riche famille bourgeoise. L’histoire de sa «carrière» ratée commence en Ecosse : enfant, Béatrix passe ses vacances dans le comté de Perth, explorant la nature en compagnie d’un postier, naturaliste amateur, qui lui fait découvrir les mousses et les champignons.
Béatrix Potter et l’énigme du lichen
Pendant des années, elle collectionne des échantillons de végétaux, puis s’oriente vers les lichens, ces croûtes rugueuses, vert-de-gris qui recouvrent les rochers et les troncs d’arbre. «Il en existe des milliers d’espèces différentes», explique Tom Wakeford et ils prolifèrent dans les cimetières anglais : «On a compté jusqu’à 180 sortes différentes autour d’une seule église. Carolus Linné, botaniste du XVIIIe siècle, les appelait «les pauvres paysans du règne végétal»». Ses successeurs les classent avec mépris sous le terme de «végétaux inférieurs» et pensent qu’il s’agit de mousses primitives soit de champignons. Le botaniste suisse Simon Schwendener est d’un autre avis. En 1869, il stupéfie le monde scientifique en proposant une «hypothèse duale» : les lichens seraient le produit d’un contrat passé entre un champignon et une algue, les deux s’entretenant mutuellement.
«Union contre-nature d’une algue captive et d’un champignon»
«La plupart des biologistes traitèrent les idées de Schwendener avec dédain. Ils ne pouvaient admettre qu’une forme de relation parasite aussi bizarre puisse aboutir à une fusion permanente. […] Trouvant inconcevable que des organismes puissent être un mélange d’êtres vivants appartenant à des règnes différents, ils se cramponnaient à l’idée que tous les organismes étaient soit des animaux, soit des végétaux»… allant jusqu’à nommer «union contre-nature d’une demoiselle algue captive et d’un tyrannique maître champignon». La théorie de la symbiose paraît à ce point risible «qu’une personne incapable de décider entre deux explications antagonistes d’un événement était qualifiée du terme injurieux de «schwendenérien».» C’est dans ce contexte plutôt tendu que Béatrix Potter entame ses recherches qui la conduisent non seulement à partager les conclusions de Schwendener, mais à faire la preuve qu’il a raison.
Comment faire une conférence dans un cercle interdit aux femmes ?
Soutenue par son oncle, le chimiste Sir Henry Enfield Roscoe, elle obtient de présenter les preuves à la société Linnéenne de Londres lors d’une conférence à laquelle, comble de l’ironie, elle n’a pas, en tant que femme, le droit d’assister. C’est son oncle qui lit l’article rédigé par elle. C’est lui qui essuie les quolibets. Le pire vient en 1896, juste après cette conférence catastrophique, quand Béatrix Potter présente ses recherches aux botanistes des Jardins botaniques royaux de Kew… en pure perte : le directeur tire sur sa cigarette, l’ignore avec une odieuse grossièreté, refuse de jeter un œil aux planches illustrées qu’elle était venue spécialement lui montrer. Ostracisée par la communauté scientifique, «qui ne lui pardonne pas d’être une femme et la relègue au rang d’amateur» (Wikipedia), Béatrix renonce à poursuivre ses travaux. Il faudra attendre 1967 pour que la société de Mycologie britannique remette les aquarelles de lichens «à leur vrai place – des études scientifiques exceptionnelles», dit Tom Wakeford.
Parasitisme : les bases de la vie
Ironie du sort : en dépit d’un accueil désastreux, les idées de Schwendener et de Potter seront acceptées par la plupart des biologistes en quelques décennies. «En fait, ses observations très fines allaient plus loin qu’elle ou même ses contemporains pouvaient l’imaginer. Non seulement les lichens mais quasiment tous les arbres, les buissons et les herbes de le terre mènent une double vie – mariés qu’ils sont avec des champignons. Les orchidées et les chênes semblent être des individus distincts, or en réalité, sur toute la surface de la terre, ils vivent inextricablement liés à un réseau souterrain de champignons, Un siècle après les stupéfiantes études de Béatrix Potter, et la retraite qu’elle s’imposa, nous pouvons enfin célébrer ses vues, radicalement neuves, sur la réalité de la vie. L’interdépendance est probablement plus une force plus qu’une source de conflits potentiels ; un principe vital plutôt qu’un gaspillage d’énergie.»
Le parasitisme n’est donc pas forcément un duel à mort, contrairement à ce que le mot laisse croire. Saviez-vous que nous possédons entre un et trois kilos de parasites sans lesquels nous ne pourrions vivre ? Notre corps est-il vraiment «un» corps, deux corps ? Ou plus ? La réponse mercredi.
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A LIRE : Encyclopédie critique du genre, sous la direction de Juliette Rennes, Hors collection Sciences Humaines, 2016.
Aux origines de la vie: Quand l’homme et le microbe s’apprivoisent, de Tom Wakeford, éditions De Boeck Supérieur, 2004.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES, portant sur les trois «avancées significatives» du demi-siècle passé en biologie : La révolution symbiotique «Femmes, vaches et lapins : même combat» / Les découvertes relatives au système immunitaire «Notre corps est-il humain ?» (mercredi 7 décembre) / L’hypothèse de Gaia (lundi prochain).