En l’an 350 avant J.-C., un artiste appelé Praxitèle révolutionne l’art en sculptant une femme nue, la main devant le sexe. La légende veut que cette statue, la célèbre Vénus de Cnide, ait été «pénétrée» de force et… par-derrière.
Dans Scandales érotiques de l’art, Claire Maingon, historienne de l’art (Université de Nantes) énumère 73 œuvres ayant fait l’objet de censure ou de critiques effarouchées. Partant de la statuaire grecque aux photos d’Araki et aux sculptures d’Amish Kapoor, son livre invite à redécouvrir des œuvres sous l’angle révélateur du scandale. C’est un livre curieusement frustrant, de fait, car il donne terriblement envie d’en savoir plus mais ne propose aucune référence de lecture. Prenons l’Aphrodite de Praxitèle, par exemple. Claire Maingon, d’entrée de jeu, accroche l’attention :
«Produit du vice»
««Produit du vice», c’est sous cette entrée que la légende de Phryné est mentionnée dans le Dictionnaire encyclopédique d’anecdotes d’Edmond Guérard (1872). C’est dire la réputation persistante de cette célèbre courtisane de l’Antiquité classique ! Phryné, originaire de Béotie, installée à Athènes, fut la maîtresse de l’un des plus grands sculpteurs de l’époque, Praxitèle. Le génie de l’artiste est attesté par de nombreux auteurs anciens, en particulier Pline, Pausanias et Lucien. Phryné, qui aurait également posé pour Apelle (le peintre fétiche d’Alexandre le Grand), se faisait payer très cher pour ses services. On raconte qu’elle se trouva assez riche pour relever Thèbes, cité qu’Alexandre avait détruite. Certes, Phryné ne fut pas la seule courtisane célèbre de l’Antiquité grecque ou romaine (Aspasie et Flore furent également fameuses), mais c’est elle qui aurait inspiré à Praxitèle un nu féminin d’une beauté révolutionnaire pour l’époque, un nouveau type d’Aphrodite, totalement nue, promis à un immense succès.»
Et le nu féminin fut
S’il faut en croire l’historienne, cette statue d’un genre nouveau bouleverse les canons de l’époque : il s’agit du premier nu féminin (ostentatoirement nu) dans la statuaire grecque. «Traditionnellement, l’Antiquité classique privilégie le nu masculin, athlétique, qui incarne le corps des dieux, et rien n’est plus timide que la sensualité féminine. Il faudra attendre le IVe siècle avant notre ère et Praxitèle pour dévoiler les charmes de la déesse de l’Amour. À supposer qu’il s’agisse bien du premier modèle du genre, l’Aphrodite nue de Praxitèle est donc une innovation.» Cette statue n’a pas survécu au temps, hélas. Il ne nous en reste que des copies romaines, dont la plus célèbre, reproduite dans l’ouvrage Scandales érotiques de l’art, n’a vraiment rien d’érotique : «l’Aphrodite du Vatican est considérée comme la réplique la plus proche de l’original de Praxitèle», explique l’historienne qui suggère à demi-mot que l’original était peut-être plus attirant que cette copie rébarbative. Le marbre en question ne donne guère envie : visage fermé, grincheux, Vénus offre au regard un corps lourd, dénué de grâce, aux hanches lourdes. Il n’est sans doute pas si aisé de copier Praxitèle ? A moins que…
Phryné vêtue, Phryné déshabillée
Sur ce point, l’ouvrage de Claire Maingon présente une faille. Il ne dévoile pas le pot aux roses. L’historienne se contente de dire : «En réalité, à partir du corps voluptueux [sic] de son amante Phryné, le sculpteur athénien aurait composé deux modèles : l’une drapée, l’autre nue.» Nous apprenons donc qu’il y avait deux Vénus. Praxitèle était prudent. Une femme nue, c’est bien mais trop choquant, pas vendeur… Pline l’Ancien, dans Histoire Naturelle (1) raconte que cette prudence fut payante : «Avant toutes les statues non seulement de Praxitèle, mais de l’univers entier, est sa Vénus […]. Il en avait fait deux ; il les vendit ensemble : l’une était vêtue, et par cette raison fut choisie par les habitants de Cos, qui avaient le choix ; la seconde ne coûtait pas plus cher, mais ils crurent faire preuve de sévérité et de pudeur. Les Cnidiens achetèrent la statue rebutée»… Et Pline de conclure : ils avaient raison, car la statue nue devint tellement connue qu’elle fit «entreprendre à bon nombre de curieux le voyage de Cnide.»
La Vénus «rebutée»
Le tourisme de masse à Cnide fut donc inauguré par la grâce de ce pèlerinage à la fois artistique, religieux et sexuel. Malheureusement, Claire Maingon ne le raconte pas dans son ouvrage. Elle ne met pas non plus en note ce texte extraordinaire de Pline qui raconte une curieuse anecdote concernant la Vénus «rebutée» : «Dans la suite le roi Nicodème voulut l’acheter des Cnidiens, promettant de payer toute leur dette publique, qui était énorme ; mais ils aimèrent mieux tout endurer, et avec raison ; car par cette figure Praxitèle a fait la gloire de Cnide.» On se demande bien pourquoi, étant donné l’aspect revêche de la réplique censée être «la plus ressemblante». Pourquoi tant de visiteurs se rendaient-ils à Cnide pour la voir cette matrone austère ? La réponse à cette énigme se trouve dans De l’agalmatophilie ou l’amour des statues… Laura Bossi y explique ceci : «D’après la réplique qu’on peut voir au musée du Vatican (2), l’attitude est pudique, le visage sévère, les seins sont petits. Seulement, selon un petit texte du Pseudo Lucien, intitulé Les amours (3), le meilleur de la statue n’était pas là où on croyait. Il fallait, pour le découvrir, passer par la porte de derrière.» Hein ? Quoi ?
Y a-t-il une porte de derrière sur une statue ?
Voilà le pot aux roses : le meilleur profil de Vénus était de dos. Il semblerait que la réputation de la statue n’était plus à faire de ce «point de vue»… Pline (23-79 apr. J.-C.) – environ un siècle avant le Pseudo Lucien (120-180 apr. J.-C.) – raconte déjà dans Histoire Naturelle que la statue avait la curieuse propriété de se tourner recto-recto pour qu’on puisse l’admirer. «Le petit temple où elle est placée est ouvert de tous côtés, afin que la figure puisse être vue en tous sens, la déesse même y aidant, à ce qu’on croit. Au reste, de quelque côté qu’on la voie, elle est également admirable. Un individu, dit-on, se passionna pour elle, se tint caché pendant la nuit dans le temple, et se livra à sa passion, dont la trace est restée dans une tache.» Claire Maingon raconte que la statue fut effectivement «violée», ainsi qu’elle le formule (par allusion cachée à Lucien), mais sans s’attarder.
Viol de déesse, suicide et damnation
Il est impossible de violer par devant une statue qui met sa main devant son sexe. Dans son ouvrage De l’agalmatophilie, Laura Bossi livre dans le détail ce fait divers étonnant. «Le Pseudo Lucien raconte l’enthousiasme de trois jeunes Athéniens que la gardienne du sanctuaire conduisit justement a tergo. Le premier, Chariclès (qui pourtant avait du goût pour les femmes), en proie à une admiration presque excessive, demeura pétrifié. «Ses yeux, flottant dans une langueur humide, laissaient échapper quelques larmes». Mais chez Callicratidas, qui préférait les garçons, ce fut l’extase. «Héraclès ! s’écria-t-il. Que ce dos est bien proportionné ! Comme ces hanches sont charnues, et quelle prise douillette elles offrent ! Et comme les chairs de ces fesses sont joliment arrondies ! Elles ne sont ni trop maigres, ni sèchement étendues sur les os, elles ne se répandent pas non plus en un excès d’embonpoint. Et ces deux plis creusés sur chacun des reins, qui pourrait en dire la suavité ? Quelle pureté de ligne dans cette cuisse et dans cette jambe qui s’effile jusqu’au talon !»
La petite tache
«C’est alors que les trois visiteurs aperçurent une petite tache. Ils crurent d’abord à une imperfection naturelle du marbre, que Praxitèle aurait savamment masquée à l’endroit où l’on pouvait le moins l’apercevoir. Mais la prêtresse leur raconta à ce sujet une histoire à peine croyable. Celle d’un jeune homme d’une famille distinguée qui venait fréquemment dans ce temple. Possédé par un mauvais génie, il devint éperdument amoureux de la déesse. Un jour, il se glissa derrière la porte, se dissimulant dans l’endroit le plus enfoncé, et resta là sans faire le moindre bruit, en retenant son souffle. Le soir, il s’était enfermé dans le temple. Est-il besoin de préciser, ajoute le Pseudo Lucien, «l’audacieux attentat de cette nuit scélérate» ? On découvrit au petit jour les traces de ses transports amoureux et la déesse portait cette tache témoignant de l’outrage subi. Quant au jeune homme, il se précipita, dit-on, sur des rochers ou dans les vagues de la mer.» Laura Bossi précise que ce type de mort par «précipitation» était réservé dans la culture antique, à ceux qui s’étaient rendus coupables de la plus grave parmi les transgressions sexuelles : l’inceste. Encore une énigme.
A LIRE
Scandales érotiques de l’art, Claire Maingon, Beaux Arts éditions, 2016.
De l’agalmatophilie ou l’amour des statues, de Laura Bossi, éd. L’Echoppe, 2011.
NOTES
(1) Histoire Naturelle XXXVI, 4, 9-10, traduction Emile Littré. Source : De l’agalmatophilie ou l’amour des statues, de Laura Bossi, éd. L’Echoppe, 2011.
(2) «Au Xe siècle, l’empereur Constantin Porphyrogénète l’admirait, transporté à Constantinople, dit-on, par Théodose ; Robert de Clari, relatant la prise de Constantinople par les Croisés, mentionne une statue qui était soit l’original soit une copie. Voir K. Clark, Le nu, note 19.». Source : De l’agalmatophilie ou l’amour des statues, de Laura Boss, éd. L’échoppe, 2011.
(3) Lucien de Samosate (Pseudo Lucien), Erôtes, 13-16. L’attribution du texte à Lucien (120 à 180 après J.-C.) est incertaine. Pour une édition bilingue voir Lucien de Samosate, Amours, Arléa, Paris, 1993.