Survivante du tsunami de 2011, la photographe Natsumi Yamada retrace dans une exposition bouleversante intitulée Tokoyo (L’outre-monde), sa rencontre avec un dieu ancien : Sai no kami, en forme de phallus.
Au Japon, Sai no kami, le «dieu des chemins» prend parfois la forme d’une borne phallique, parfois celle d’un homme et d’une femme qui se tiennent par la main. Situé aux croisement, où la route forme un Y, il n’oriente le voyageur ni vers la voie de droite, ni vers celle de gauche. Dressé vers le ciel. Il montre le chemin du bonheur. C’est à ce protecteur que Natsumi Yamada a dédié une exposition de photos retraçant le parcours bouleversé de sa vie. Récit.
«J’ai fait deux fausses couches. Les traitements d’infertilité, sous suivi hautement médicalisé, n’avaient abouti qu’à cela. Voici l’échographie de mon premier enfant, qui n’a jamais vu le jour. Je suis originaire du Tôhoku, le nord du Japon. Dans cette région considérée comme barbare, il y avait jusqu’au XXe siècle une centaine de villages qui pratiquaient un rituel pour le Sai no kami. Maintenant, il n’y en a plus que 5. J’ai assisté à la cérémonie. Peut-être va-t-elle bientôt disparaître. Il s’agit pour les hommes du village d’aller dans la forêt en hiver. L’un d’entre eux sélectionne un arbre qui devient le dieu. Ils l’entourent d’une corde sacrée [shimenawa], puis ils s’inclinent.»
«Après avoir prié devant le dieu qui est descendu dans cet arbre, on le coupe, on le décore et on le laisse dressé sur la place du village une journée entière. Le soir, on y met le feu. A ce feu sacré, les femmes du village font cuire du mochi, des gateaux de riz pilé qui apportent le bonheur et la fécondité. J’ai mangé le mochi du Dieu des chemins. Je suis tombée enceinte. Je suis devenue mère alors que les traitements médicaux avaient échoué.»
«Ma rencontre avec le Dieu des chemins date de ma première fausse couche. Après être sortie de l’hôpital, j’étais perdue. Je ne savais plus où aller. J’avais mon appareil photo dans les mains et il me servait de boussole : je le suivais sans savoir. J’ai marché dans la direction de grottes qui avaient été, quatre siècles auparavant, le théâtre d’un événement étrange : alors qu’une famine terrible régnait, un homme s’est réfugié dans la grotte et a gravé des dieux du bonheur dans la paroi, en creux et en bosse. Le dieu du bonheur s’appelle Daikoku au Japon, mais son origine – indienne – l’apparente à un dieu de la fertilité. Daikoku est représenté accroupi sur deux énormes ballots de riz qui symbolisent la vie et lui donnent l’aspect d’un pénis turgescent avec ses testicules. Daikoku porte un bonnet qui ressemble à un gland décalotté. Daikoku tient un grand sac dans le dos, toujours blanc, couleur du riz et de la vie. J’ai photographié Daikoku et j’ai compris que c’était un pénis dans une matrice. Comme le foetus, qui avait la même forme en moi.»
«Dans le Tôhoku, il y a encore beaucoup de cultes liés au dieu des chemins. C’est lui qui guide les âmes des morts vers l’outre-monde et qui les aide à revenir dans notre monde. Les morts se réincarnent dans le ventre des mères. Me basant sur cette idée que ce dieu assure la circulation entre vie et mort j’ai créé un village qui n’existe pas et auquel j’ai donné le nom d’Îles fortunées. Ronsard a écrit un poème qui s’intitule Les Îles fortunées. Les ìles fortunées, c’est aussi la trasncription du mot Fukushima : fuku veut dire «bonheur» et shima «île».»
«En mars 2011, ma maison a été détruite par le tsunami et beaucoup de gens sont morts autour de nous. Avec mon mari, nous sommes partis vivre à Miyagi, pas loin de Fukushima. Un jour, je me suis retrouvée dans un champ de colza, c’était un mois exactement après le 11 mars et une petite fille courait au milieu des fleurs, comme si rien ne s’était passé. J’ai eu l’impression que j’étais morte. C’était une sorte de purgatoire. J’ai photographié le champ de colza en sachant qu’il était irradié.»
«Pour trouver une issue, je me suis réfugiée dans Les ìles fortunées. J’ai inventé un village qui n’existe pas, situé dans le Tôhoku, entre ciel et terre, perdu entre les reflets d’une surface miroitante. Un village de gens morts, d’âmes en transit, guidées par le Dieu des chemins vers notre monde. Mon travail, de façon semi-inconsciente, s’est fait autour des passages. Les reflets sont des passages aussi.»
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«Tokoyo» : photographies de Natsumi Yamada, jusqu’au 27 novembre. Galerie Hayasaki : 12-14 rue des Jardins Saint Paul, 75 004 Paris. Mercredi – Vendredi : 14h00 – 19h00 / Samedi – Dimanche : 14h00 – 18h00 / Fermé le lundi et le mardi
A LIRE : TOKϴYO, de Natsumi Yamada, sous la direction artistique de Risa Yamashita (qui a travaillé sur une dizaine d’ouvrages d’Araki), texte en anglais. Livre d’art en vente à la galerie Hayasaki.
A LIRE : «Une définition de l’amour selon des «divinités lieuses» campagnardes : les dôsojin, divinités ancestrales des chemins», de Jean-Michel Butel, dans Ebisu, n°20, 1999. pp. 5-72.