Pendant près de 15 siècles, la pédérastie domine les cités de la Grèce antique. 15 siècles, c’est long. Dans un livre passionnant «Aux origines de la pédérastie», Nicolas Cartelet essaie de comprendre l’énigme.
Ne pas confondre pédérastie et pédophilie. Dès les premières lignes, Nicolas Cartelet met les choses au point : oui, pédérastie signifie littéralement «amour de l’enfant», mais non la pédérastie n’est pas un comportement sexuel. C’est une institution sociale, au même titre que le mariage. Elle structure les relations entre hommes : ceux qui sont éduqués dans des familles riches où domine «la stricte ségrégation» des sexes. «Au sein des classes sociales supérieures, un jeune homme grandissait et passait la puberté sans jamais avoir affaire à d’autres femmes que sa mère et ses sœurs. Il passait au contraire le plus clair de son temps avec d’autres hommes, dont certains le courtisaient ouvertement. Il est logique que la plupart des adolescents dans cette situation aient vécu leurs premiers émois amoureux dans la sphère homosexuelle.» Dans les classes populaires, où les femmes travaillent, l’hétérosexualité est la norme. La pédérastie c’est l’école des élites, une école à la dure au règlement impitoyable : l’avenir des citoyens se joue dans cette arène. C’est là qu’ils forgent leur réputation. Se conduiront-ils en homme ?
Comment devenir un homme, un vrai
Tout commence par le strict respect de la hiérarchie. Il existe deux sortes d’hommes : les jeunes et les adultes. Les jeunes ont un statut inférieur. Ils sont passifs. Comme des lapins ou des cailles, ils sont «chassés» par les mâles adultes qui essayent de les conquérir, subjuguer, ravir… La relation pédérastique est profondément «inégale», insiste Nicolas Cartelet. «Le plus jeune, pas encore ou tout juste citoyen (ce qui lui donnait entre 12 et 20 ans), était appelé l’éromène, «celui qui est aimé». Le plus âgé, homme et citoyen accompli, était l’éraste, «celui qui aime».» L’éromène est considéré comme un enfant, même s’il a 17 ans. L’éraste est considéré comme adulte, même s’il a 21 ans : lui, au moins, a accompli le rituel de l’éphébie. A ce titre, il a le droit de partir en chasse après un jeune. C’est d’ailleurs à cela qu’il est tenu pour montrer qu’il est devenu un homme.
L’éromène : trophée de chasse virile ?
L’éromène, comme une femelle, entretient son corps et se fait beau pour l’éraste qui ravira son cœur. La pin-up des cités grecques est un garçon bronzé, taillé pour la course, les cuisses musclées, les fesses larges et fermes, au cœur palpitant. «Traditionnellement, c’était au gymnase, centre culturel de la vie aristocratique grecque – car oui, la pédérastie était affaire de riches – que ces rencontres avaient lieu. Les garçons y étaient réunis, nus, huilés pour la lutte, autant dire dans les dispositions idéales pour être observés et jaugés par leurs prétendants.» Les érastes, en chasse, rôdent autour du gymnase et s’affrontent pour l’amour d’un garçon. Il y a des combats entre hommes. Le plus fort ou le plus séduisant remportera l’éromène comme un trophée de chasse (1). Mais attention : il faut que l’éromène soit en âge de donner son accord et son cœur. On ne passe pas aux actes sur un «mineur».
L’âge de la première relation
«Si la relation débutait bien par le «repérage» d’un jeune homme, parfois dès 13 ou 14 ans, il n’était pas question de la consommer aussi tôt. À l’acte en lui-même précédait une longue phase d’approche, de séduction, d’apprivoisement qui pouvait durer des années, jusqu’à ce que le garçon ait atteint son plein développement – car c’est bien la beauté de l’éphèbe bronzé, musclé, dans la fleur de l’âge que louent les textes et l’art figuratif grecs, et non pas celle du garçon encore plongé dans l’enfance. Il fallait également attendre, nous apprend Eschine dans l’un de ses discours, «l’âge de raison» du jeune homme, c’est-à-dire l’âge auquel il était en mesure de décider lui-même d’accorder ou non ses faveurs à un prétendant (inutile de préciser que les Grecs ne plaçaient pas l’âge de raison entre 6 et 8 ans, comme nous le faisons aujourd’hui, mais au moment du basculement de l’enfance vers l’âge adulte).»
A qui accorder ses faveurs ?
Pendant des mois, parfois des années l’éraste a suivi un jeune homme en lui accordant attention et présents. Vient le moment où l’éromène va s’en remettre à l’éraste du soin de l’éduquer. Officiellement, la pédérastie vise «l’échange pédagogique et la formation des jeunes citoyens», rappelle Nicolas Cartelet. Cette formation commence par le jeu du chat et de la souris qui consiste à jauger les prétendants : le garçon courtisé se doit d’abord de «refuser les avances des hommes, du moins dans un premier temps. Dans le Banquet de Platon, Pausanias conseille d’ailleurs aux adolescents de feindre l’indifférence pour éprouver la sincérité des prétendants et écarter les beaux parleurs.» Il ne retiendra parmi eux que celui qui sera son mentor, son vrai. Choix stratégique.
Prostitution interdite
Gare à la vénalité. «L’appât du gain était sévèrement condamné : le jeune garçon convaincu de prostitution (et l’on était prostitué dès lors que l’opinion publique vous jugeait vénal et non plus sincère dans vos engagements amoureux) perdait une partie de ses droits civiques, dont la liberté de s’exprimer devant l’assemblée des citoyens. Ajoutons qu’un interdit similaire pesait sur l’engagement de l’éraste : l’homme dont on soupçonnait qu’il préférât le corps de son partenaire à son esprit était «regardé de travers» (mais la législation ne prévoyait aucune sanction dans ce cas). Non, ni l’argent ni le sexe ne devaient motiver l’éromène, mais seulement la recherche de l’élévation morale. Il existait entre les amants un lien de type maître-élève, et de cet échange pédagogique devait «naître» un jeune citoyen à la vertu et aux qualités intellectuelles impeccables (2).»
Travaux d’approche
En remerciement de la vertu inculquée par son amant, le garçon «acceptait le coït», explique Nicolas Cartelet qui utilise à dessein cette expression bizarre : il importe de sauver la face dans la bonne société. L’éromène prétend qu’il se donne par devoir. Il doit d’ailleurs se montrer insensible aux caresses, comme s’il le faisait malgré lui. Sur les vases, en tout cas, la scène d’approche classique, qui précède le coït, montre un éromène au sexe mou. «On y voit l’éraste penché vers son éromène, dans la position dite «par le haut et par le bas» : d’une main l’homme attrape la nuque ou les cheveux du jeune homme, de l’autre il lui caresse le pénis ou les testicules. Cette pratique de la caresse des parties génitales semble avoir été habituelle, en tout cas Aristophane fait suivre le premier baiser d’un «petit pelotage intime», qui paraît extrêmement naturel dans sa comédie Les Oiseaux». Ce pelotage, cependant, ne doit pas faire bander l’éromène. Pas trop.
Le rituel de la première relation
«La tradition voulait que l’éraste sur le point de «conclure» offrît un présent à l’éromène en gage de son amour. Cette scène de don pédérastique est surreprésentée sur la céramique, qui nous présente toute la gamme de cadeaux envisageables. À l’époque, les goûts allaient aux petits animaux : on offrait tantôt un lapin, tantôt un coq, un lièvre, un petit chien…». Ce don scelle l’union qui, faut-il le rappeler, ne doit avoir aucun autre but, officiel, que la formation d’un jeune citoyen. Voilà pourquoi sur les vases l’éromène se tient toujours droit comme un i, dans une attitude statique et amorphe, qui regarde droit devant lui comme s’il ne ressentait aucun plaisir. Il n’a pas le droit de prendre d’initiative pendant l’acte. Il lui est interdit (officiellement) de pénétrer l’éraste ou de le sucer, ni même d’avoir aucun geste lascif.
Sauver la face, à défaut de sauver la fesse
Dans la Grèce antique, un citoyen est par définition actif. Comment fabriquer un citoyen à qui l’on fait subir des pénétrations ? «Nous touchons à la profonde ambiguïté de la relation pédérastique, explique Nicolas Cartelet : l’on interdisait à l’éromène de ressentir le plaisir sexuel, car la société grecque considérait la sodomie comme une marque de domination insupportable pour le citoyen pénétré.» Gare au garçon qui se laissait aller à la débauche de la couche ! «Celui-là était soudain suspect aux yeux de la communauté, il devenait «pervers», «prostitué»… On imagine à quel point il pouvait être difficile aux jeunes hommes, souvent sincèrement épris de leurs prétendants, de «tenir leur rôle» en toute occasion sous l’implacable regard de leurs concitoyens.» Feindre la frigidité. C’était, semble-t-il, une des conditions imposée aux garçons de la bonne société.
A LIRE : Aux origines de la pédérastie. Petites et grandes histoires homosexuelles de l’antiquité grecque, de Nicolas Cartelet, éditions La Musardine, 2016.
NOTES
(1) «Tout comme les loups aiment l’agneau, les érastes aiment l’éromène» tranche Platon à ce sujet !
(2) On sait par Plutarque que l’éraste spartiate dont l’éromène faisait preuve de couardise au combat était puni par la communauté : il payait pour n’avoir pas été un bon professeur.