«Depuis le XVIIe siècle, le secret diplomatique a souvent été secret d'alcôves.» Les enjeux sont parfois de taille comme en témoigne l'histoire de Marie-Louise d'Orléans, empoisonnée (?) parce que son royal époux, Charles II était non seulement dégénéré mais stérile.
Dans un ouvrage intitulé Une Histoire érotique de la diplomatie, publié chez Payot, l’historien Nicolas Mietton
soulève un bout du drap pudique qui recouvre la «Grande histoire»
faite, comme chacun sait, de petites : jalousie, viol et coucheries… Son
livre est-il fiable ? N’étant pas versée en histoire, je laisse le
lecteur libre d’en juger au travers d’un extrait choisi au hasard dans
son ouvrage : celui qui concerne l’empoisonnement de Mademoiselle.
Le roi Louis XIV a un frère, appelé Monsieur. Monsieur a deux filles, «deux
pions sur l’échiquier de leur royal oncle, qui les maria sans leur
demander leur avis. La cadette, Anne-Marie, fut donnée au duc de Savoie,
Victor-Amédée II, un nabot d’une laideur repoussante. […] Quant à
l’aînée, Marie-Louise, elle connut un sort pire encore. Elle avait
espéré épouser son cousin le Grand Dauphin, parce qu’ainsi elle serait
restée à Versailles. Mais Louis XIV la destinait au roi d’Espagne,
Charles II […]. Il convoqua sa nièce et lui dit que, puisqu’il n’avait
pas eu de fille, c’était à elle que revenait l’«honneur» de régner à
Madrid. […] Désespérée et en pleurs, Marie-Louise se jeta aux pieds de
Louis XIV, qui se rendait à la chapelle.» Le roi ne se laissa guère émouvoir.
«Apprenez que les reines d’Espagne n’ont point de jambes»
Pourquoi
Marie-Louise d’Orléans pleurait-elle si fort ? Parce que la cour
d’Espagne était réputée pour sa rigueur impitoyable. Il faut lire à ce
sujet La société française du XVIe siècle au XXe siècle, de Victor Du Bled (1848-1927), pour réaliser l’asphyxie que représente cette Cour espagnole : «le despotisme de l’étiquette étouffe toute initiative aimable, règle minute par minute la vie du prince dicte
ses paroles, mesure ses pas, ses démarches […]. Lorsque Marguerite
d’Autriche vint pour épouser Philippe III, elle s’arrêta dans une ville
renommée pour ses fabriques de bas de soie. Les notables lui ayant
apporté en présent de superbes échantillons, le majordome-major leur jeta la corbeille au nez avec ces mots : «Apprenez que les reines d’Espagne n’ont point de jambes.»
Il voulait dire : elles sont d’un rang à ne jamais toucher terre. Mais
voilà que la jeune princesse prend au mot l’apostrophe, s’écrie en
pleurant qu’elle veut retourner à Vienne, que si elle avait connu le
dessein que l’on avait de lui couper les jambes, elle ne se fût jamais
mise en route. Et l’on eut quelque peine à la rassurer.
L’étiquette de Cour peut tuer
«Le
chef-d’œuvre produit par ce rituel inexorable fut un régicide.
Bassompierre raconte que Philippe III travaillait à côté d’un brasero
dont la chaleur l’incommodait fort ; le marquis de Pobar, en ayant fait
la remarque, avertit le duc d’Albe, gentilhomme de la Chambre; celui-ci
répond que l’enlèvement du brasero ne ressort pas de sa charge, qu’il
faut s’adresser au duc d’Uzeda, sommelier du corps. Le marquis de Pobar
envoie chercher le duc d’Uzeda qui était absent ; il prie de nouveau le
duc d’Albe d’ôter le brasero ; celui-ci persiste, de telle sorte que le
roi, presque asphyxié, eut, dans la nuit même, une grosse fièvre, avec
un érysipèle, et mourut bientôt après. On aime à croire que le duc
d’Albe, le duc d’Uzeda, le marquis de Pobar lui-même, furent poursuivis
et condamnés pour ce désastreux fétichisme d’étiquette.»
Charles II, un débile baveur
La
vie de cour en Espagne est donc à mourir. Par ailleurs, Mademoiselle
(ainsi qu’on nomme alors Marie-Louise d’Orléans) sait probablement à
quoi ressemble son futur mari : l’homme qu’on lui destine est un taré
congénital à la lippe molle. «Charles est né
rachitique, maladif et débile. Il est d’une complexion si faible qu’il
ne peut parler avant l’âge de quatre ans et marcher avant l’âge de huit
ans.» (Wikipedia). Il ne sait ni lire, ni écrire. Ses paroles sont souvent incompréhensibles. Il est atteint de prognathisme et du syndrome de Klinefelter
(dépression, stérilité), sa langue est disproportionnée (il bave
presque en permanence). Il serait impuissant. Il n’a aucun poil sur le
corps, il n’a pas fait sa puberté et, pour comble, se montre incapable
de se concentrer sur quoi que ce soit. Il semblerait que les Habsburg se
soient mélangés de façon un peu répétitive avec la lignée cousine
d’Espagne, jusqu’à ce que naisse ce débile mental nommé Don Carlos
(Charles II), fils aîné de Philippe IV d’Espagne et de Marie-Anne
d’Autriche. Jugez-en (photos ci-jointes prises au Kunsthistoriches
Museum de Vienne). Ce fruit dégénéré d’unions consanguines n’avait
certes rien pour séduire… Mais Mademoiselle n’a pas le choix.
Mariée de force à un royal taré
Nicolas Mietton continue son récit : «La mort dans l’âme, elle se soumit et le mariage par procuration eut lieu à Fontainebleau le 31 août 1679. Elle partit pour sa nouvelle patrie et épousa officiellement Charles II à Burgos. C’était la Belle et la Bête : entre l’exquise brunette
au nez aquilin et son mari, il n’y avait rien de commun. A dix-neuf
ans, le roi d’Espagne n’avait de beau que ses cheveux blonds, qui lui
venaient de sa mère, la redoutable Marie-Anne d’Autriche, à la fois
nièce et seconde épouse de Philippe IV. Un pareil mariage, venant après
des siècles d’unions consanguines, avait produit un dégénéré. Laid,
bavant, méchant, Charles II détestait tout ce qui venait de France, mais
il s’éprit étonnamment de sa nouvelle femme.» Ici, l’historien lâche : «Alors commença le calvaire de Marie-Louise d’Orléans.»
L’affaire des perroquets étranglés
Le calvaire commence par l’isolement forcé. «Séparée
de sa suite française, comme le voulait l’usage, elle souffrit des
brimades d’une cour étouffante, et particulièrement de sa camarera mayor, la sinistre duchesse d’Alburquerque, qui étrangla un jour sa perruche sous prétexte que ses bruits l’indisposaient.» Saint Simon, dans ses Mémoires, confirme que «la camarera mayor… est toujours une grande d’Espagne, veuve, ordinairement vieille et presque toujours de la première distinction…
Elle chez [la reine] à toute heure… Elle ordonne des habits et des
dépenses personnelles de la reine, qu’elle ne doit jamais quitter mais
la suivre partout où elle va.» (Saint Simon, Mémoires LVIII Pléiade, p. 867). Lorsqu’on se penche cependant sur cette histoire de perruche… Nicolas Mietton a-t-il commis une erreur ? Victor Du Bled raconte dans son ouvrage que la «geôlière en titre» de Marie-Louise d’Orléans est «la duchesse de Terranova, Camarera Mayor.»
Ce n’est pas la duchesse d’Albuquerque, mais celle de Terranova qui tue
les oiseaux de Mademoiselle. En voici le récit (1) fait par Victor Du
Bled :
L’ignoble Duchesse de Terranova
«La
reine […] avait apporté de France deux perroquets que le roi avait pris
à tic parce qu’ils ne prononçaient que des mots français : la Camarera, pour faire sa cour, tordit le cou à ces Vert-Vert.» Geste terrible. Mme d’Aulnoy (témoin d’époque) confirme que cette duchesse de Terranova tient véritablement du démon (1) : «Elle affecte quelque bonté, mais si ce que l’on dit est vrai, elle n’en a point dans le cœur» (Relation du voyage d’Espagne, p. 132). «C’est
une femme maigre et pâle, elle a le visage long et ridé, les yeux
petits et rudes, et elle est une fort dangereuse ennemie.» (Mémoire de la Cour d’Espagne, p. 83).
Marie-Louise d’Orléans se trouve comme en prison. La mort de ses
perruches la révolte au point qu’elle oublie ce jour-là toutes les
règles. Sa vengeance est immédiate… Victor du Bled raconte ainsi
l’affaire des soufflets. Nicolas Mietton n’en parle pas.
L’affaire des deux gifles
«Cependant
la reine réussit à se débarrasser de la duègne détestée […]. Elle
commença par lui administrer brusquement deux superbes soufflets, et,
lorsque cette douairière vint, à la tête de quatre cents dames, demander
justice d’un tel affront, la reine arrêta tous les reproches d’un mot :
«C’est une envie de femme grosse.» Le
mot eut un effet magique, car les envies de ce genre avaient force de
loi en Espagne. Le roi tout joyeux approuva les deux soufflets,
déclarant que, si deux ne suffisaient point, il consentait que la reine
en donnât encore deux douzaines à la duchesse.» Sur ce point,
Nicolas Mietton reste silencieux car il est impossible que la reine ait
pu tomber enceinte. C’est du moins ce qu’il explique dans son ouvrage :
Charles II était stérile. Comment comprendre que Marie-Louise soit
devenue grosse ? Aurait-elle menti ?
Fuera, fuera perros frances !
Oui. S’il faut en croire Madame d’Aulnoy qui raconte toute l’affaire en détail, voici comment les choses se passèrent : «Un
jour que la Reine était allée à la promenade et que la Duchesse, pour
éviter de la suivre et faire son coup, avait feint une légère
indisposition, elle demanda les petits perroquets à celle qui en avait
le soin et sans autre façon, dès qu’elle les eut, leur tordit le col […]. Ce fut une grande affliction parmi les Françaises qui servaient la Reine : dès que [celle-ci] fut rentrée dans son appartement, elle commanda qu’on lui apportât les perroquets et les chiens. Comme
elle faisait toujours pendant que le Roi n’y était pas, car il ne
pouvait souffrir tous ces petits animaux, parce qu’ils venaient de
France et lorsqu’il les voyait, il disait Fuera, fuera, perros frances, ce qui veut dire Dehors, dehors chiens français.
Deux soufflets à tour de bras
«Toutes
les femmes de la Reine, au lieu d’aller quérir ce qu’elle demandait,
s’entre-regardaient sans lui oser rien dire : mais enfin, après un long
silence, une d’entre elles lui rendit compte de l’exécution que la Camarera en avait fait.
Elle en eut beaucoup de chagrin, quoi qu’elle ne le témoignât point.
Mais lorsque la Duchesse entra dans sa chambre et que, selon la coutume,
elle vint pour lui baiser la main, la Reine sans lui dire une seule
parole, lui jeta deux soufflets à tour de bras. Il n’a jamais été une
surprise pareille ni une rage semblable à celle dont cette Duchesse fut
agitée. Car elle était la plus glorieuse femme du monde et qui le
portait le plus haut. Elle avait, comme je l’ai déjà marqué, un Royaume
dans le Mexique et se voir souffleter par une jeune Reine qu’elle avait
traitée jusques alors comme une enfant, cela ne lui parut pas
supportable, Elle se retira, en disant toutes les impertinences que son
désespoir lui suggéra. Elle assembla ses parents, ses amis et plus de
400 Dames.»
«Madame, il fait grand vent, j’ai tué six loups.»
«Avec
ce nombreux cortège, elle fut dans l’appartement du roi lui demander
justice de l’outrage […] Elle faisait tant de bruit et répandait tant de
larmes qu’il voulut bien venir en parler à la Reine et comme il lui
représentait le rang que la Camarera Mayor tenait, la Reine l’interrompit et lui fit sans s’embarrasser : Senor, esto es un antojo. Ce peu de mots changea la face des choses. Le Roi l’embrassa avec mille témoignages de joie […] C’est qu’antojo signifie en espagnol une Envie de femme grosse et
comme on est convaincu par une longue expérience que si les femmes
grosses, en ce pays-là, n’ont pas ce qu’elles souhaitent et ne font pas
ce qu’elles veulent, elles accouchent avant terme d’un enfant mort. Le
Roi qui crût que la Reine était grosse, se sentit ravi». Pour le
remercier de son soutien, la Reine lui envoya une bague de diamant. A
quoi le Roi répondit par un chapelet de bois précieux, dans une cassette
d’or à l’intérieur de laquelle se trouvait un billet qui contenait ces
mots : «Madame, il fait grand vent, j’ai tué six loups.» Il était très porté sur la chasse. Au point, semble-t-il, que la prétendue grossesse de la Reine lui soit sortie de l’esprit…
«Si tu fais un enfant, fais-le pour l’Espagne»
Marie-Louise d’Orléans ne serait donc jamais parvenu à tomber enceinte. Nicolas Mietton raconte que son royal époux s’échine pourtant «à
la déflorer. On le voyait pénétrer dans ses appartements le soir en
robe de chambre et bonnet de nuit, une lanterne à la main, une épée dans
l’autre et une bouteille d’eau sous le bras. Mais rien n’y faisait et
elle demeurait stérile. L’ambassadeur de France, le comte de Rebenac,
soudoya des valets pour examiner les caleçons de Charles II. «Débilité naturelle du roi», conclut-il.
L’enjeu était pourtant de taille : si Marie-Louise était stérile,
c’était, selon la faction autrichienne à laquelle appartenait la reine
mère, la faute du gouvernement français. Les ennemis de la jeune reine
firent courir ce bruit, suscitant machiavéliquement l’indignation du
peuple de Madrid, qui lui cria un jour : «Si pares, pares para
España ! Si no pares, a Paris ! – Si tu fais un enfant, fais-le pour
l’Espagne ! Si tu n’en as pas, retourne à Paris !»
Poudre de martyr sur corps nus
Le danger se rapprochait de la reine, raconte l’historien. «Un
moine proposa à Charles II de pratiquer un exorcisme qui lui
permettrait d’avoir un héritier. Il frotterait des reliques sur les
corps nus des époux couchés. Bien entendu, si un charme avait été jeté
sur Marie-Louise avant sa venue en Espagne, l’exorcisme ne pourrait
agir. Conclusion logique de la coterie autrichienne : son mariage serait
alors nul et non avenu, et il faudrait la répudier. Informé de cette manœuvre
abjecte, l’ambassadeur de France la conjura de ne pas se prêter à cette
mascarade. Elle résista donc, déchaînant le courroux de son mari, mais
elle parvint à le convaincre de son innocence au terme d’une scène
dramatique.»
Mademoiselle empoisonnée ?
«Se sentant menacée, elle écrivit à Versailles pour qu’on lui envoie un contrepoison. Trop tard. Le 12 février 1689,
au terme d’une brève agonie, elle rendit l’âme en demandant de
n’accuser personne de sa mort. Officiellement, elle avait été victime du
choléra. Curieuse épidémie de choléra qui n’avait frappé qu’elle !
Annonçant cette disparition à Louis XIV, l’ambassadeur de France parla
d’un poison répandu soit dans des huîtres, soit dans une tourte aux anguilles ou un verre de lait à la glace.» Ses soupçons se portaient sur toutes sortes de personnes. «On sait qu’elle passa pour avoir été empoisonnée […], raconte aussi Victor du Bled.
Ce qui est certain, c’est qu’à cette époque les morts imprévues ne
semblent jamais naturelles ; qu’à la Cour comme dans le peuple, on
chuchote aussitôt le mot crime, que médecins et tribunaux sont trop
souvent empêchés d’aller jusqu’au bout de leur devoir […].
«Ces morts mystérieuses»
«Ces
Cours, chauffées à la température des sérails, produisaient des crimes
orientaux. Mais, ce qui caractérise les coups de foudre qui les
décimaient, c’est le peu de bruit qu’ils font en tombant, le fatalisme
avec lequel les rois les accueillent, lorsqu’ils éclatent sur leurs
maisons mêmes, le grand silence qui bientôt se forme et s’épaissit
autour d’eux. Il semble qu’on ait peur de trouver la figure des dieux de
la terre en écartant la nuée qui les couvre. On passe, on détourne la tête, on lève les bras au ciel, à peine ose-t-on échanger un nom à voix basse. C’est ainsi que notre ambassadeur eut grand-peine
à voir la reine avant sa mort, et ne put parvenir à entrer dans la
chambre mortuaire, à assister à l’autopsie du corps, à faire admettre
des chirurgiens chargés par lui d’examiner le cadavre. La raison d’État
qui présidait aux naissances, aux mariages princiers, couvrait d’un
épais voile ces morts mystérieuses.» De Charles II, le dernier de sa race exsangue, Victor Hugo fit l’ombre invisible de sa pièce Ruy Blas.
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A LIRE : Une Histoire érotique de la diplomatie, de Nicolas Mietton, Payot, 2016.
La société française du XVIe siècle au XXe siècle, de Victor Du Bled (1848-1927), livre publié en 1905, aux éditions Perrin.
Mémoires de la cour d’Espagne, de Marie Catherine Le Jumel de Barnéville Aulnoy, publié par Adrian Moetjens, 1691.
NOTE 1 : Une autre femme, Mme de Villars, ambassadrice de France, témoigne de façon plus diplomate : «Quoique Mme de Terranova ait une grande aversion pour la France, elle m’a toujours traitée fort honnêtement» (Lettre du 5 septembre 1680).