Les préservatifs fantaisie l’attirent, surtout ceux qui ne sont pas aux normes de sécurité. Surtout ceux avec des formes bizarres : bonhomme au poing dressé, avion supersonique, femme voluptueuse… Stephen Marsden fait de l’art avec les capotes.
Depuis plus de 25 ans, Stephen Marsden achète des préservatifs. Il ne les remplit pas de sperme mais de plâtre, comme s’il était possible de garder «en dur» une mémoire orgasmique. Parfois, il serre la base du préservatif entre ses doigts, afin d’y imprimer la marque d’un désir manuel violent. Il agrandit ensuite l’empreinte aux dimensions d’une statue. Ces moulages en résine vont de la taille jouet à la taille XXL. Souvent on se demande, qu’est-ce que c’est ? Une statue de la liberté ? Un totem primitif ? Un poteau de torture ? Non. Un moulage de capote. Le plus curieux avec ces moulages, c’est qu’ils portent presque tous la marque d’une violence. Chaque d’entre eux fait allusion à la guerre.
Les dieux protecteurs du foyer
Les «dieux Lares», par exemple, sont des casse-tête ornés de pointes et de cornes : ce sont à l’origine 12 préservatifs (achetés alors que Stephen était étudiant au Royal College of Art de Londres) aux noms terrifiants – la Sonde, le Trident, le Perforateur, le Double trouble, – que l’artiste reproduit à taille humaine. Tels des arbres, ils forment une forêt menaçante. Chacun d’entre eux est planté sur un instrument médical qu’on appelle «pistolet » et qui sert de pot de chambre aux malades dans les hôpitaux. Les fluides, quels qu’ils soient intéressent l’artiste. Il fait aussi des moulages de trayeuse pour maman ou de faux vagin en élastomère. «Lait ou sperme, c’est la même couleur», dit-il, en laissant planer l’idée que ce qui sort de nous et qui vient «du dedans» a forcément la valeur d’une vérité sur l’intime de l’être.
Hot Fire et largage de bombes
Son oeuvre repose toute entière sur ce mouvement : dedans-dehors. Depuis 25 ans qu’il fait des «négatifs» de nos désirs, Stephen est devenu presque obsédé par la noirceur humaine. Dans la grande rétrospective qui lui est consacré, l’oeuvre la plus inquiétante semble sortir d’un mur. C’est un avion, d’un blanc immaculé, le même blanc que la surface dont il semble vouloir crever la surface… «Je l’ai fait en 2003-4 lorsque les Américains et les Anglais étaient en train de larguer des bombes sur la population civil en Irak. C’était une façon paisible de protester. L’avion est fait à partir d’un embout de préservatif que j’ai trouvé à Condomania à Tokyo. Sur la boite il y a marqué «Hot Fire». Tu imagines, un petit avion de guerre rempli de sperme ?! L’idée m’a plu et j’ai essayé d’évoquer un mur qui seraut tout entier une feuille de latex avec l’avion qui tente de le traverser er de passer de l’autre côté comme s’il brisait le mur du son».
A quelle vitesse le sperme sort-il ?
La vitesse moyenne d’une éjaculation est d’environ 50 km/h. Soit le 100 mètres en 7 secondes. Cela peut sembler très rapide, mais ce n’est rien à côté de la vitesse d’un avion supersonique. Lorsqu’il atteint le «mur du son» soit la vitesse de 1222 km/h (dans l’air à 15°) l’avion va aussi vite que le son (340 mètres par seconde). Il crée alors un nuage de condensation dont l’avion semble littéralement jaillir (1), émergeant d’un tunnel immaculé, comme s’il venait d’une autre dimension. Ce nuage «est un exemple de singularité mathématique en aérodynamique», expliquent certains scientifiques. Pour Stephen Marsden, l’avion qui crève le mur de la salle d’exposition renvoie presque obsessionnellement à cette singularité incompréhensible du désir qui pousse les humains à vouloir crever des membranes, traverser des frontières, transpercer des parois, fracasser des immeubles géants (Wall Street) ou des porte-avions l’aide de bolides suicidaires. Mais pourquoi ?
Le désir comme mise en suspens de la satisfaction
«Mon avion sort du mur sur 75 centimètres», précise Stephen. Il l’a appelé One Hot End, jeu de mot sur l’idée macabre de la «fin» et sur celle, plus érotique, du «bout». A l’extrémité du pénis, demande Stephen, qu’est-ce qu’il y a sinon cette fonction de téléguidage qui nous pousse à vouloir en finir et se «fondre» avec l’incendie ? Dans son imaginaire marqué par le Crash, le bang supersonique et l’orgasme se mélangent. Ses oeuvres évoquent à la fois la menace et l’anticipation extasiée d’un accomplissement. On voudrait que l’avion perce le mur. Que l’homme au poing brandi éjacule. Que les dieux lares se fracassent. Mais tout est immobile. «Ce que l’image donne à penser se situe peut-être là, dans cette imminence», raconte à ce sujet Emmanuel Alloa, philosophe, dans une introduction à Penser l’Image. «Ni ici ni ailleurs, ni présent ni absent, mais bien imminent. quand on dit que les images sont suspendues, il faut entendre ce constat à la lettre : ce qu’elles donnent à voir est suspendu. […] Elles génèrent une attente – un suspense – dont le dénouement est pourtant infiniment renvoyé, ajourné, suspendu, la fin de l’image ne pouvant être réduite à ses bordures matérielles».
A VOIR : «Untied States». Exposition des oeuvres de Stephen Marsden (rétrospective sur 25 ans de travail), du 25 mars au 13 août 2016. FRAC-Artothèque du Limousin : impasse des Charentes, Limoges. Tél. : 05 55 77 08 98
A LIRE : Penser l’image, dirigé par Emmanuel Alloa, Presses du Réel.
NOTE 1 : ce nuage qui est dû à «la singularité de Prandtl-Glauert» serait causé par une baisse soudaine de la pression de l’air.