Saviez-vous que Gutenberg (inventeur de l’imprimerie) avait monté une entreprise de miroirs de poche ? Ces «Miroirs du salut» étaient vendus aux pélerins, afin qu’ils puissent capter le reflet des reliques. Il y a des os qui rendent éternel.
Nous n’avons pas un corps, mais trois : organique, imaginaire, symbolique. Le premier, – celui que nous utilisons – c’est le corps réel, matériel et sensible grâce auquel nous vivons et ressentons. Le deuxième – celui que nous voyons – c’est l’image que nous nous faisons de notre corps et où nous nous reconnaissons comme individu séparé et différent de tout autre. Le troisième – celui que nous pensons – est le corps conceptuel auquel nous adhérons, celui que forgent nos croyances.
La fabrique d’une identité nécessite… trois corps
Brigitte Hatat, psychanalyste, résume ainsi l’équation, en quelques phrases lumineuses : «L’organisme ne suffit pas à produire un corps, il y faut aussi une image. Encore que cette image, pour son assomption subjective, requière l’intervention d’un troisième terme, le symbolique. Voilà posées les trois dimensions – réel, imaginaire et symbolique – dont le nouage inaugure ce que j’appellerai la fabrique d’un corps. Nouage que Lacan formalise en 1936 avec le stade du miroir (1). Que le corps se transforme au fil du temps, qu’il soit l’objet d’épreuves – contingentes ou structurelles – où il s’éprouve comme atout ou fardeau, docile ou rebelle, glorieux ou déchu, unifié ou dispersé…, qu’il foute le camp, comme dit Lacan, à tout instant, il n’en demeure pas moins, tout au long de la vie, le support d’une certaine identité formelle et mentale. […] Mais cette identité est fragile et même précaire. D’une part, elle repose sur une forme qui, tout unifiée et unifiante qu’elle soit, n’en est pas moins imaginaire donc illusoire. D’autre part, elle peut vaciller, se déformer, se désorganiser, voire s’effondrer […]. Qui n’a d’ailleurs éprouvé, à l’égard de son propre corps, un sentiment d’étrangeté, l’impression que son corps lui échappe, qu’il se refuse, qu’il ne tient plus ?». Voilà pourquoi nous avons besoin de miroirs.
A quel âge est-ce qu’un enfant se reconnaît dans un miroir ?
L’importance du miroir est d’abord observée, en 1931, par le psychologue français (et ami de Lacan), Henri Wallon. Dans un texte intitulé «Comment se développe chez l’enfant la notion de corps propre», Henri Wallon explique qu’entre l’âge de 6 et 12 mois, l’enfant se sert de l’image extériorisée du miroir, afin d’unifier son corps. Un autre psychologue, René Zazzo (qui tient un journal du développement de ses trois fils), affine plus tard cette analyse en étudiant les différentes étapes de l’identification de l’enfant à son image (1). Au début, dit-il, l’enfant se voit dans le miroir et ne se reconnaît pas : «dans sa 61e semaine [14 mois], l’enfant touche, frappe, lèche son image dans le miroir, joue avec elle comme avec un comparse». Plus tard, vers 17-18 mois, l’enfant comprend, en bougeant devant le miroir, que le reflet est le sien. En parallèle de ces recherches, Lacan développe sa propre théorie qu’il baptise «stade du miroir» et dont la première mouture date de 1936. Il donne une allocution de 10 minutes à Marienbad, lors du congrès psychanalytique international de l’API, avec le succès qu’on sait. Tel que Lacan le définit, le stade du miroir est un moment de jubilation intense, quand l’enfant s’identifie à une image de lui (par exemple, un reflet dans un miroir) et qui lui permet de se voir comme une unité (2). Le problème, c’est qu’il est difficile de maintenir cette unité. Parfois, l’individu se dissocie de lui-même.
Quand le corps est mis à distance
A certains moments de son existence, l’individu peine à se reconnaître comme le même. Dans les délires d’influence, «qui donnent au malade l’impression d’être sans frontières vis-à-vis d’autrui, de telle sorte qu’il croit tour à tour ses actes, ses paroles, ses pensées perçues ou imposées par d’autres», les formes de cette illusion sont souvent attribuées à des troubles cénesthiques. La cénesthésique est le sentiment vague que chaque individu a de la totalité ou d’une partie de son corps. L’individu «normal» se perçoit comme un tout. L’individu en souffrance dit qu’il a des voix dans le ventre, dans la poitrine, dans la tête… Il dit aussi que son corps désobéit, ce qui peut le pousser à se griffer jusqu’au sang, à se «punir». «Au sommet de la colère ou du désespoir on voit des enfants et même des adultes se frapper, se tordre les mains, se mordre, s’arracher les cheveux», note Henri Wallon qui décèle dans ces troubles une forme de dissolution : l’humain ne parvient plus à maintenir la cohésion entre son être intime et son corps. Parfois il pense que son corps est immortel, et traverse la rue au feu vert. Parfois son corps n’existe pas, ou alors en trop. Il y a un gouffre entre soi et l’image de soi. Gouffre qu’il faut combler, en agissant sur le corps afin de «recoller» les morceaux.
La construction de soi dans le dédoublement
La conscience de soi n’est pas une donnée intangible, explique Henri Wallon. Elle se construit. «La cénesthésie devait être considérée comme tout autre chose qu’une sensibilité élémentaire et brute.» Il ne suffit pas de «sentir» son corps pour avoir conscience de soi comme d’un tout. Il faut encore faire coller les sensations avec des images et des conceptions de soi. C’est là que le miroir peut jouer un rôle, de même que les photographies ou les images du corps. Il existe à ce sujet une étonnante pratique datant des XIVe et XVe siècles : celles des «miroirs du salut» et des images imprimées (les «specula salutaires») destinées à sauver l’âme des pécheurs dans l’autre monde. Ces images, parfois accompagnées de textes (pensées consolatrices et pieuses), sont des préparations à la mort. On les porte sur soi afin de se conforter dans l’idée que le corps mortel peut bien disparaître, seule le destin de l’âme compte au regard de l’éternité. De façon très révélatrice, les livres sont aussi assimilés à des miroirs, puisqu’ils ont été imprimés suivant le principe de l’inversion typographique. Leurs pages couvertes d’écritures saintes ou de prières renvoient au lecteur une image sublimée de ce qui l’attend. «La surface imprimée est appelée en français le «miroir de la page», rappelle l’historien d’art Philippe Kaenel. En allemand : Satzspiegel».
Les «miroirs du salut»
Dans le catalogue de l’exposition Dernière danse, consacré aux danses macabres, Philippe Kaenel relate au sujet des miroirs une anecdote étonnante : «Pour la petite histoire, on sait […] que l’inventeur des caractères mobiles, Johannes Gutenberg, avait tenté de monter une affaire en 1438, pour tirer profit d’un pèlerinage prévu l’année suivante à Aix-la-Chapelle. Il avait mis au point une nouvelle technique de fabrication de miroirs qui étaient en l’occurrence destinés aux pèlerins qui avaient coutume d’utiliser des petits miroirs pour capter le rayonnement des reliques présentées à l’occasion de ces grands rassemblements au cours desquels on vendait également des petits psautiers xylographiques. L’un de ces livres de pèlerinage contient d’ailleurs une reproduction montrant des dévots en train de brandir ces Heiltumspiegeln (Miroirs du Salut).» Cette coutume dévotionnelle, qui consiste à capter le reflet des dorures entourant une relique, permettait-elle symboliquement de s’approprier une parcelle de sainteté ? Probablement. Les reliques étaient généralement des os. Philippe Kaenel nomme les cadavres des miroirs, parce qu’ils reflètent ce que nous allons devenir. En regardant des images de cadavre, en captant le reflet d’une relique, les pèlerins espéraient probablement faire coïncider l’image de leur corps avec celle, sublimée, d’une mort vaincue.
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A LIRE : «Comment se développe chez l’enfant la notion du corps propre», d’Henri Wallon, dans la revue Enfance, tome 16, n°1-2, 1963, p. 121-150.
Dernière danse, l’imaginaire macabre dans les arts graphiques. Catalogue de l’exposition, éditions Musées de la Ville de Strasbourg/Volumen, 32 €
EXPOSITIONS :
RIGOR MORTIS (15 avril - 16 octobre 2016). Ce thème inspiré à Tomi Ungerer par Hans Holbein, a donné naissance en 1983 à un livre entièrement consacré au sujet de la «raideur cadavérique». L’ensemble de la série est exposé en résonance avec des œuvres d’autres illustrateurs contemporains qui ont renouvelé le thème. Musée Tomi Ungerer : 2, avenue de la Marseillaise, Villa Greiner, Strasbourg. Té. : 03 69 06 37 27
DERNIERE DANSE, L’IMAGINAIRE MACABRE DANS LES ARTS GRAPHIQUES (21 mai - 29 août 2016). L’exposition propose une déclinaison des variantes iconographiques des Danses macabres, depuis ses formes primitives jusqu’aux crises et conflits ayant ponctués le XXe siècle. Galerie Heitz, Palais Rohan : 2, place du Château, Strasbourg. Tél. : 03 68 98 51 60.
MACABRES DESSINS. Salon de lecture de la Dernière Danse (1er juin - 20 août 2016). Quand les créateurs contemporains récupèrent la mort et, pour certains, en font des livres pour enfants, ça donne quoi ? Médiathèque André Malraux : 1 presqu’île André Malraux. Strasbourg. Tél. : 03 88 45 10 10.