L’image d’une femme qui accouche d’un monstre à la bouche garnie de crochets serait née au XIIe siècle… avec l’avènement du culte marial. Par opposition au modèle de la «bonne mère» (la Vierge), les clercs construisent en effet un contre-modèle répulsif : celui de la «femme au serpent».
Il existe à Toulouse, dans l’entrée du Musée des Augustins, une sculpture fascinante de femme nue au serpent, datant du XIIe siècle. La femme, sans bouche, flotte dans un rêve. Le reptile jaillit de sa vulve dont il semble avoir transpercé la paroi, comme mû par un appétit violent : de sa gueule, il harponne le sein de la femme. Impossible de savoir s’il tète ou mord. La sculpture évoque puissamment la scène finale d’Alien 3, quand Ripley – en vol plané – serre contre sa poitrine le monstre qui vient de «naître» en lui crevant l’abdomen. Cette scène a d’ailleurs été coupée au montage de la version DVD du film. Trop dérangeante? La vision d’une femme portant au sein un animal tueur ou venimeux a en effet de quoi troubler. Dans un article passionnant sur les «Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen-Age», trois chercheurs – Pierre-Olivier Dittmar, Chloé Maillet et Astrée Questiaux – ont mis à jour l’origine de ce fantasme étrange, mêlant maternité, sexe et bestialité.
Une image païenne rémanente : Gaia, Terra Mater
Tout part de l’Antiquité tardive, disent-ils (1). Les images qui représentent une femme allaitant des animaux, souvent par paire (lion, cerf, cochon, serpent, etc.) sont des images de vie et d’abondance. Bien que ces images soient d’origine païenne, elles restent associées, lors des premiers siècles du christianisme, à la «figure positive de Terra, personnification de l’élément terrestre faisant objet de culte dans le monde grec (sous le nom de Gaia) et romain (Terra mater)». Ces images sont notamment utilisées dans les rouleaux d’Exultet où elles accompagnent «ce grand chant de la renaissance du monde». Le poème harmonique sublime de l’Exultet («Que tressaillent de joie les anges…») s’élève dans les églises durant la nuit de Pâques : il marque l’irruption de la lumière dans les ténèbres. Pour célébrer le retour du printemps qui correspond, chez les chrétiens, à la Résurrection du Christ, les moines copistes illustrent les paroles de l’Exultet avec ces images «d’un allaitement double, en tout point positif» montrant la Terre qui, par ses seins, transmet la vie aux créatures.
L’allaitement change de sens
Dès le XIe siècle, cependant, cette «image de la génération et de la fertilité» devient suspecte aux yeux du clergé (2) qui se met à charger le sein d’un investissement symbolique nouveau : le voilà porteur d’un fluide spirituel. Il donne plus que la vie. Il transmet la parcelle divine. Lorsqu’elle allaite, la mère devient l’équivalent de la Vierge. Au XIIe siècle, les représentations du sein comme source suave se multiplient dans l’iconographie pieuse : on voit la vierge «arroser» de son lait les fidèles ou les damnés du purgatoire. Dans certains tableaux (tel celui d’Antonio Peris, de 1410 conservé au musée de Valence), «la Vierge allaitante est entourée de fidèles munis de bols qui recueillent les gouttes de lait qui s’échappent de son sein». Des saints s’abreuvent à ce sein vénérable, notamment Saint Bernard – Bernard de Clairvaux –, à qui l’on attribue à tort (3) ces propos : «Désormais l’accès de l’homme vers Dieu est assuré ; sa cause est transmise du Fils au Père et de la Mère au Fils». Autrement dit : nous pouvons tous devenir, comme Jésus, des êtres de lumière. Nous pouvons tous et toutes devenir dieu, puisque nous avons bu au sein même de l’amour.
Culte marial : un culte de la Déesse Mère ?
Marie devient «La Vierge au lait», «La Vierge nourricière», «La Vierge médiatrice, intercédant pour le salut des hommes», parfois même «La co-rédemptrice», et la prière de Saint Bernard – «Sous ta protection nous venons nous réfugier, sainte Mère de dieu…» – est répandue dans toute l’Europe par les Cisterciens. Ce qui fait dire à Jules Michelet que la grande révolution religieuse du XIIe siècle s’apparente peu ou prou à un changement de sexe : «Dieu changea le sexe, pour ainsi dire. la Vierge devint le dieu du monde ; elle envahit presque tous les temples et tous les autels». La domination spirituelle de la Vierge est telle que certains chercheurs, comme Jure Mikuz, vont jusqu’à dire que «le christianisme, à l’origine très tourné vers le père, s’était mué en culte d’une déesse mère». Saint Bernard, leader du culte marial, s’est donné lui-même le nom de «chevalier de Notre-Dame». Il affirme que Dieu est trop effrayant : «Comment le pécheur ne craindrait-il pas de périr en s’approchant de Dieu, telle une cire qui se liquéfie en présence du feu ? Mais de Marie, qui est toute suavité, nous n’avons rien à redouter. A tous elle ouvre le sein de sa miséricorde». Le sein devient synonyme de salut. On ne peut plus, dans ces conditions, montrer des animaux qui tètent une femme.
Stigmatisation des nourrices
A partir du XIIe siècle, l’hyper-valorisation de l’allaitement comme acte de piété interdit que l’on montre des femmes donnant le sein à des serpents ou des cochons… Ces images deviennent négatives. Pourquoi ? Parce qu’à cette époque, les clercs incitent les mères à allaiter elles-mêmes, condamnant avec virulence une pratique pourtant très courante à l’époque : la plupart des femmes, y compris en milieu rural, mettent leurs enfants en nourrice. C’est ce que l’on appelle l’«allaitement mercenaire», c’est-à-dire le fait de payer une «nourricière» pour qu’elle donne le sein au bébé. Or les nourrices, pour maintenir la lactation, donnent couramment le sein à des animaux domestiques, généralement des chiots (4). Par ailleurs, quand aucune femme n’est disponible pour donner le sein, on place aussi couramment le bébé à la mamelle d’une chèvre ou d’une brebis. Dans les faits, c’est la promiscuité qui règne entre humains et animaux. «On n’utilise sans doute que peu de biberons au Moyen Âge (on en trouve des représentations figurées à partir du XIVe siècle). Auparavant, les enfants qui ne pouvaient être allaités par une femme pour une raison ou une autre buvaient sans doute […] le lait animal au pis de la bête, qui était plus souvent un pecus, un animal domestique».
L’opposition maman-putain date-t-elle du XIIe siècle ?
Pour les clercs, cette confusion des laits pose problème. Ils s’efforcent de «moraliser» l’usage du sein et multiplient (en vain) les distinctions entre bon et mauvais lait. «Dans ce cadre où l’allaitement du Christ par la Vierge fait figure de véritable modèle, les prédicateurs, mais aussi les images mettent en avant une hiérarchie des laits : le lait maternel est supérieur à celui d’une nourrice qui est lui-même supérieur à celui d’un animal. L’allaitement animal s’inscrit alors dans un champ à la fois social et moral, et vient seconder une rhétorique où la mère allaitante s’oppose désormais à la mauvaise mère et à la mauvaise nourrice, toutes les deux étant plus ou moins directement associées à l’idée de luxure. C’est notamment le cas de cas de la femme tétée par des serpents dont la valeur s’inverse complètement : la succion devient une morsure et l’antique figure de la Terre nourricière devient l’image d’un corps seulement tourné vers la sexualité». Les sculptures de «femme aux serpents» se multiplient alors comme autant de figure-repoussoirs : sur les chapiteaux des églises, des femelles indécentes prolifèrent. Elles se font pomper les mamelles. Elles sont nues et parfois écartent exagérément les cuisses.
Malheur aux femmes qui refusent d’allaiter
Certaines comme à l’église de Moissac sont d’une maigreur effrayante : signe qu’elles sont frappées par le mal. Dans sa Vision des tourments de l’enfer, Saint Alberic (vers 1127), décrit ainsi des damnées : «Deux serpents suçaient les mamelles de chacune d’elles […] Ces femmes étaient celles qui avaient refusé de donner à boire […] aux orphelins et aux enfants sans mère ou qui, feignant de les allaiter, ne les allaitaient pas». Voilà de quoi faire froid dans le dos. Malheur à celle qui ne donne pas le sein : elle ira brûler en enfer. Ainsi se dessine, dans le discours idéologique occidental, la figure de «la mauvaise mère qui, parce qu’elle refuse d’allaiter, fait un usage de son corps qui n’est pas entièrement tourné vers la procréation.» L’usage qu’elle fait de son corps n’est pas le bon, disent les clercs : refusant de faire la maman, cette femme fait forcément la putain. D’où la présence d’un animal visant son sexe, dardant sa vulve ou la transperçant. Souvent, un gros serpent.
Allaiter, c’est se donner à manger
Pour Pierre-Olivier Dittmar, Chloé Maillet et Astrée Questiaux, il n’est cependant pas innocent que le serpent en question (parfois deux) à la fois morde et suce. Ambivalentes, troublantes, «ces images négatives de femmes aux serpents ne choisissent pas entre la morsure et l’allaitement» : c’est comme si elles cherchaient «à jeter le doute dans l’esprit du regardeur». Il n’est en effet pas certain, lorsqu’on examine les sculptures de plus près, qu’elles représentent quelque chose d’aussi clair qu’une franche stigmatisation : la femme qui se fait mordre les tétons à la fois souffre et jouit. «En vérité, ces images ramènent la lactation à son caractère inquiétant, carnivore, et jouent précisément sur la richesse sémantique de cet acte et de cette partie du corps prise dans une dialectique entre maternité et sexualité», avancent les trois chercheurs, qui dénoncent l’aspect pervers des «incitations à allaiter» : ce sont des incitations à l’anthropophagie.
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À LIRE : «La chèvre ou la femme. Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen Âge», de Pierre-Olivier Dittmar, Chloé Maillet et Astrée Questiaux, Images Re-vues 9, 2011.
NOTE
(1) Les trois chercheurs s’inspirent des travaux de J. Leclerq-Marx :«De la Terre-Mère à la luxure. A propos de la migration des symboles», dans Cahiers de civilisation médiévale, 18 (1975), p. 37-43.
(2) «Cette image de la Terre se fait de plus en plus rare après le XIe siècle : la représentation présente dans l’abside de la cathédrale de Limburg-sur-Lahn (fin XIIIe siècle), qui oppose AQUA tenant un poisson dans chaque main, et TERRA allaitant un porc et un serpent, semble être une des dernières représentations positives de la terre nourricière allaitante.» («La chèvre ou la femme. Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen Âge», de Pierre-Olivier Dittmar, Chloé Maillet et Astrée Questiaux).
(3) L’auteur de ces propos serait en réalité Arnaud de Bonneval, mais comme il était moins connu, on les attribua à Saint Bernard.
(4) «Si l’usage de l’allaitement par des animaux domestiques est largement relayé par des textes, le fait d’allaiter des animaux pour une femme – notamment pour maintenir la lactation – ne se rencontre pas dans les sources médiévales ; seules des images montrent cet acte mais sur un mode toujours allégorique. Il est dans ce cas difficile de trancher entre une absence de pratique et les carences de la documentation, tant il est vrai que cet usage est largement attesté pour les périodes plus récentes dans de nombreux contextes européens.» («La chèvre ou la femme. Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen Âge», de Pierre-Olivier Dittmar, Chloé Maillet et Astrée Questiaux).