Il existe une science appelée la «tribologie» : c’est l’étude des phénomènes mis en jeu par le frottement des corps. Pas que les corps humains, bien sûr. Mais aussi les vibrations provoquées par les transports en commun, l’usure des pistons et l’abrasion des dermes.
Quels usages nos ancêtres avaient-ils des phallus qu’ils sculptaient dans un os de mammouth ? S’agissait-il d’un symbole religieux exposé au seul contact oculaire, comme la croix du Christ ? D’un outil de culte destiné aux caresses manuelles ? Ou d’un instrument de ferveur utilisé pour la pénétration ? Depuis quelques années, les chercheurs s’aventurent sur ce terrain risqué. A la question : «Quand a-t-on vraiment commencé à se donner du plaisir avec un sextoy ?», sur Rue 89, la journaliste Renée Greusard (1) répond : «On peut concevoir que certains phallus sculptés aient servi de godemichés, mais cela reste à prouver. La tribologie (science qui étudie, entre autres, les traces de frottements et frictions laissées sur les objets au cours de leur usage) pourra peut-être venir à notre secours. Souhaitons bon courage à l’étudiant qui choisira ce sujet de thèse !». Tribologie ?
Science du frottement, étude des lubrifications
La tribologie (du grec tribein, «frotter» et logos «discours») est un terme qui «recouvre, entre autres, tous les domaines du frottement, de l’usure, de l’étude des interfaces et de la lubrification. C’est une branche du génie mécanique et de la science des matériaux qui a des applications concrètes en archéologie, dermatologie, cosmétique, dans l’industrie, les transports. Ce terme désigne aussi la discipline psycho-physiologique qui étudie comment les êtres vivants perçoivent les frottements dont ils sont le siège et les vibrations qui en résultent». De cette superbe définition donnée par Wikipedia, il en est comme d’un poème provoquant par analogie d’étranges images mentales. On pense tout d’abord à ce mot dérivé lui aussi de tribos : la «tribade».
Tribade en folie, fricatrice en rut
La «tribade» est une femme qui frotte ou se frotte contre une autre femme, assumant le rôle actif dans le couple. On l’appelle aussi «fricatrice», dans le vocabulaire dérivé du verbe latin frico (polir, étriller, frotter) : «friction», «frictionner», Asinus asinum fricat («L’âne frotte l’âne», autrement dit les imbéciles se congratulent). Dans La passion d’être deux (1998), Georges Zimra explique : «Toute femme suspectée d’avoir des rapports avec une autre femme était considérée comme une tribade, comme une fricatrice, car elle usurpait à l’homme le rôle qui procédait du frottement». Suivant des préjugés anciens, la «fricatrice» est la lesbienne qui possède et fait jouir sa partenaire : celle qui frotte est le pôle mâle. C’est celle qui fraye.
Frayer : frotter par va-et-vient
Le mot «frayer» vient du latin fricare, «frotter». On dit «frayer un chemin», c’est-à-dire tracer un chemin à force de passer toujours au même endroit. D’allers en venues, les pieds frottent la terre au même endroit, jusqu’à ce que l’herbe ne repousse plus. Frayer, c’est aussi emprunter si souvent le même trajet qu’on se creuse un chemin : la terre, durcie à force d’avoir été piétinée, déroule un ruban nu à travers champs. Dans l’Encyclopédie de Diderot, il est marqué : «Celui qui fait les premiers pas ouvre la route, ceux qui la suivent la fraient. Une route frayée ou qui a déjà été fréquentée, c’est la même chose. Frayer à quelqu’un la route du vice, c’est lever ses scrupules et aplanir toutes les difficultés.» De même, le cerf «fraye» lorsqu’il frotte ses bois contre les arbres, raclant leur tronc par va-et-vient, jusqu’à mettre l’os de sa ramure à nu.
Le frai du cerf
En hiver, le cerf ne se distingue guère de sa femelle. Au printemps, ses bois poussent. Les deux organes qui se dressent brusquement sur son front, peuvent atteindre 40 centimètres en trois mois et sont recouverts d’une peau aussi agréable à caresser que celle du pénis humain. On l’appelle «velours» tant cette peau est douce. A la fin de l’été, cependant, le taux de testostérone augmente chez l’animal et la vascularisation s’interrompt. Les velours se dessèchent et tombent en lambeaux. Le cerf s’en débarrasse en frottant ses bois contre les arbres : on dit qu’il fraye.
Frayer avec le beau monde
Frayer se dit aussi «des poissons quand ils s’approchent pour la génération» (Dictionnaire de l’Académie française, 1762), c’est-à-dire lorsque les femelles frottent leur ventre contre des pierres ou des algues pour y pondre leurs œufs et que les mâles s’y frottent à leur tour pour les féconder. La période de frai désigne donc – par analogie avec ces mouvements sinueux de bas-ventre – la période de reproduction. Le mot «frai» désigne jusqu’à l’usure des pièces de monnaie à force de circuler. Tout ce qui aplani les obstacles, érode les angles aigus, rend les relations plus douces entre humains. Raison pour laquelle «frayer» est synonyme d’«entretenir des relations familières et suivies». On «fraye avec le beau monde».
Erosion désirée
Diderot parle aussi de se «frayer à soi-même le chemin», soit par des efforts du génie atteindre un but par des moyens inconnus aux autres. Il y a dans l’énergie immense que l’on perd à avancer, en se frottant contre la matière, une forme d’exténuement. Mais «dans un monde qui ne connaîtrait ni frottement ni adhérence, nos gestes les plus simples deviendraient pour la plupart inopérants : tenir un crayon, lacer ses chaussures, serrer une vis, appuyer une échelle au mur ou tout simplement marcher. Nous n’aurions ni bicyclettes, ni automobiles, ni trains (excepté les trains à sustentation), du moins sous la forme qui nous est familière…» (Wikipedia). Sans frottements, il n’y aurait pas non plus de caresses, ni ces baisers qui sont toutes les formes de l’usure à laquelle nous aspirons : devenir plus légers et plus fins, enfin.
NOTE 1 : Renée Greusard cite un article de Romain Pigeaud, publié dans la revue Sciences humaines (2009) : «L’amour au temps des Cro-Magnon».