Il était une fois une femme qui disparaissait tous les samedi. Son mari avait juré qu’il ne chercherait pas à savoir ce qu’elle faisait ce jour-là. Si votre conjoint vous proposait un contrat similaire, accepteriez-vous ?
«Chacun sait d’instinct ou d’expérience qu’en amour tout est possible, sauf la sincérité». Dans Sugar babies (son journal intime) Roland Jaccard le répète à plus soif : «En amour, seuls le jeu, la duplicité, le mensonge […] et le coup calculé à distance sont des défis qui valent la peine d’être relevés. Il faut savoir jouer». Sans secret, pas d’amour. Pourquoi ? Pour répondre à cette question, il faut étudier l’histoire de Mélusine, dont la version la plus connue date de 1393 : dans La Noble Histoire de Lusignan, le français Jean d’Arras immortalise en prose la légende que voici.
La maman s’appelle Présine
Il était une fois une femme appelée Présine (du breton Berziñ : «interdit», «prohibition», «mise en garde») qui fit promettre à son époux qu’il ne la regarde jamais pendant ses couches. Hélas. L’homme oubliant sa promesse, transgressa l’interdit. Présine fut obligée de le quitter, accompagnée de ses trois filles. Une des trois filles s’appelait Mélusine. Quand elle devint une belle jeune femme, sa mère lui jeta un sort : «Tous les samedis tu seras serpente du nombril au bas du corps. Mais si tu trouves un homme qui veuille bien te prendre pour épouse et promettre de ne jamais te voir le samedi, tu suivras le cours normal de la vie. Toutefois si ton mari vient à percer ton secret, tu seras condamnée à retourner au tourment».
La fille se nomme fée Mélusine
Mélusine s’en alla au fond d’une forêt, se réfugiant près d’une fontaine enchantée et c’est là qu’un jour, à minuit, elle fit la rencontre d’un jeune chevalier appelé Raymondin, fou de douleur : il venait de tuer par accident son oncle. Il n’avait plus d’avenir. Plus d’espoir. Mélusine, alors, lui promit de le sauver, de l’épouser et de le rendre riche et puissant, mais à une condition : qu’il renonce à la voir le samedi. Le jeune homme accepta et sa vie, brusquement, devint un conte de fée. Hélas. Raymondin encouragé par un jaloux à trahir sa promesse… un samedi, perçant la porte de la chambre où se cachait Mélusine, découvrit avec stupéfaction que sa femme «avait une énorme queue de serpent». Celle-ci, alors poussant des cris déchirants, s’envola dans le ciel et disparu en emportant avec elle tous ses bienfaits Adieu amour. Adieu bonheur, fortune et dix enfants.
Une histoire d’amour impossible
Cette légende est si fameuse qu’elle a donné son nom à une structure de conte appelé le «conte-type 400 de la classification Aarne-Thompson» : on le surnomme «récit mélinusien», suivant une expression consacrée depuis le XIXe siècle et les chercheurs l’utilisent couramment pour désigner des histoires d’amour impossible dont on retrouve la trace dans le monde entier dès la plus haute Antiquité. C’est l’histoire d’une union matrimoniale entre un humain et un être venu d’ailleurs, union qui ne peut durer qu’à une seule condition : le respect d’un interdit. Hélas, dans la plupart des contes, sinon tous, l’humain rompt le pacte. De façon très révélatrice, ce pacte tient souvent au fait de voir. Il ne faut pas que l’humain voit la femme un certain jour ou alors qu’elle accomplit certaines activités. Lorsqu’elle accouche, notamment, l’interdit du regard revient très souvent.
Que signifie «dragon» ?
Il n’est à cet égard par étonnant que les légendes les plus anciennes de Mélusine parlent non pas d’une femme-serpent mais d’une femme-dragon. L’une des évocations les plus anciennes de la figure de Mélusine nous vient de Walter Map (environ 1140-1210). Dans son recueil de contes De nugis curialium, celui qui s’intitule Henno à la dent relate le mariage d’un nommé Henno avec une sublime beauté appelée Mélusine et la triste fin de leurs amours le jour où la mère de Henno surprend le secret de Mélusine : celle-ci se transforme en dragon quand elle se baigne. «Il faut préciser que le mot français dragon vient du mot grec drakôn, qui veut dire «celui qui regarde». Dans son introduction au conte Amour et Psyché (qui raconte comment Psyché a perdu Amour, rompant sa promesse, en levant une bougie vers son corps), Pascal Quignard émet l’hypothèse suivante : quand un humain regarde l’être bien-aimé, c’est lui le dragon. Il est «celui qui regarde» et la puissance délétère de ce regard transforme l’autre, le souille, la tâche, l’enlaidit, fait disparaître la beauté de son secret.
Morale de l’histoire
Sans secret, plus d’irréel, de magie, ni d’enchantement. Alors, mentez, maintenant ?
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A LIRE : La Noble Histoire de Lusignan, de Jean d’Arras, Lettres gothiques.
Amour et Psyche, d’Apulée, avec une introduction de Pascal Quignard, éditions Diane de Selliers. Toutes les librairies indépendantes l’ont offert le 23 avril dernier (les éditions Diane de Selliers en ont imprimé plus de 25 000 exemplaires). «Il nous reste quelques exemplaires que nous offrons à nos clients lors de leur achat en boutique !».
Sugar Babies, de Roland Jaccard, éditions Zulma, 2002.
L’interdit mélunisien, d’Anaïs Merle, dirigé par Philippe Walter, mémoire de master, Université Stendhal (Grenoble-3).