Sur de nombreux tableaux anciens, la Vierge allaite le petit Jésus d’une façon peu naturelle… On dirait qu’elle allaite par l’épaule. Pour l’anthropologue Salvatore D’Onofrio, ces images anatomiquement incorrectes reflètent une croyance ancienne assimilant le bon lait à du sperme.
Lorsque la Mère de Dieu donne le sein, il arrive qu’on se torde le cou en regardant ses représentations. Le sein auquel l’enfant s’abreuve semble littéralement sortir de l’épaule de la Vierge. On peut comprendre bien sûr que les seins haut placés correspondent aux canons de beauté. Mais ils sont parfois placés si haut… Bizarre, bizarre. Et puis voilà qu’un anthropologue découvre la raison cachée de ces allaitements distordus. Salvatore D’Onofrio – professeur à l’Université de Palerme et membre du Laboratoire d’Anthropologie Sociale du Collège de France– entend parler pour la première fois du «lait d’épaule» en Sicile. «Pour les femmes siciliennes, il existe deux types de lait, explique-t-il : le “lait de cœur” et le “lait d’épaule”. Ils sont dénommés ainsi d’après la partie du corps dont ils sont censés provenir et ils présentent des caractères qui les opposent assurément».
Le lait de cœur est mauvais.
Bien qu’il soit associé à l’organe de l’amour, le «lait du cœur» c’est du pipi de chat en Sicile : «il est léger, “lent” (en sicilien lentu signifie également peu dense) et aqueux, proche d’une sorte de petit-lait (latticeddu) insuffisamment pourvu de substance, incapable de rassasier (ce qui fait pleurer les enfants)». Les mères au lait trop fluide sont des mauvaises mères : elles allaitent avec leur cœur, dit-on, non sans dédain. «Le lait de cœur est considéré comme n’étant pas “de bonne qualité”», confirme D’Onofrio, parce que le cœur est «le siège des émotions négatives». Sujet aux palpitations, cet organe de chair tumescente symbolise la fragilité, l’hypersensibilité des femelles, incapables de garder leur calme, qui rougissent puis pâlissent sans parvenir à se contrôler.
Le lait d’épaule est bon.
A l’inverse, le lait d’épaule est un lait «dense, crémeux et gluant, gras et riche. Il nourrit bien l’enfant et lui permet de dormir calmement.» Les Siciliennes affirment que ce lait-là ne peut pas transmettre les influx négatifs de la mère, ni ses peurs, ni ses angoisses. Cette croyance est toujours si vivace que lorsque le nourrisson a des problèmes digestifs on attribue ses maux au fait qu’il ait ingéré du lait de cœur. Ce lait-là est un poison, affirment les Siciliennes qui vont jusqu’à prétendre que le le lait d’épaule est doux, alors que celui du cœur est salé. A Palerme, une femme explique à l’anthropologue que les enfants nourris au lait d’épaule «grandissent plus sereins et plus beaux». Les enfants allaités au cœur, en revanche… Il peut facilement leur arriver malheur. Car le lait transmet comme des virus les émotions négatives.
Grosse frayeur : le lait épouvanté
Imaginez une mère qui allaite avec son cœur : «dans le cas d’une frayeur soudaine, elle expose son enfant aux risques les plus importants, explique l’anthropologue. Son lait “empoisonné” provoque chez lui la botta di latti (“le coup de lait”). Il est menacé d’avoir mal au ventre, de devenir paralytique ou loucher, et risque même de mourir.» Pour éviter les conséquences néfastes de ce lait «épouvanté» (latti scantatu), il faut que la mère cesse d’allaiter sur le champ et se débarrasse du fluide fatal. «La mère ne se contentera pas de vider sa poitrine et attendre quelques jours pour allaiter de nouveau ; elle doit changer également au moins une fois la position de l’enfant par rapport à son corps.» En modifiant la position du bébé, les Siciliennes pensent conjurer le sort. Peut-être que le lait qui sortira viendra cette fois non plus du cœur mais de l’épaule ?
Pourquoi le lait d’épaule est-il meilleur ?
«En Sicile, d’après les proverbes et la croyance populaire, l’épaule s’impose comme un lieu qui porte la masculinité. Celle d’où le lait coule est le plus souvent l’épaule droite, par opposition symétrique à la partie gauche du lait de cœur». Ainsi que D’Onofrio le révèle, le lait d’épaule tire ses qualités des os. C’est un lait fabriqué par le squelette, à l’instar de la substantifique moelle. C’est un lait rempli de calcium et d’autant plus fortifiant qu’il est associé, tout particulièrement, à cet os majeur qu’est l’omoplate, symbole de la puissance virile. On peut s’appuyer sur une rude omoplate. Mais sur un cœur ? Comme le précise une Sicilienne : «Le lait d’épaule est bon car l’épaule est toujours la même, tandis que le cœur fait beaucoup de mouvements». Souvent cœur varie. L’épaule, elle, reste solide.
Parce que ce lait est du sperme
Pour Salvatore D’Onofrio, ces croyances se rapprochent énormément de celles qu’on observe chez les Baruyas de Nouvelle-Guinée où les adultes célibataires forcent les petits garçons à avaler leur sperme. Ces fellations initiatiques ont la valeur d’allaitement. Il s’agit de donner du bon «lait» aux enfants, afin de fortifier leur corps et purifier leur esprit, parce que le lait des femmes est de mauvaise qualité (1). «Les femmes [siciliennes] emploient parfois l’expression “lait masculin” pour nommer le sperme. Chez les Baruyas, le sperme […] sert de nourriture pour les garçons, en conférant ainsi aux hommes le pouvoir de les faire renaître hors du ventre de leur mère». C’est loin d’être innocent, résume D’Onofrio : le lait est l’un des enjeux majeurs de cette guerre des sexes qui agite en sourdine la plupart des cultures humaines. Lorsque les Siciliennes affirment qu’elles allaitent avec leur épaule, il faut comprendre qu’elles nourrissent leur bébé d’un liquide proche du sperme. Ce faisant, elles perpétuent l’idée que ce qui vient du mâle est meilleur.
Le fluide séminal en guerre contre celui des glandes mammaires
Les histoires de fluides corporels sont toujours des histoires de domination symbolique : c’est à qui aura le pouvoir suprême, démiurgique, de donner la vie. Cela peut paraître choquant, mais les vierges qui allaitent avec leur épaule participent, elles aussi, de ce système inégalitaire qui accorde au «lait mâle» une vertu supérieure au «lait femelle». La vierge n’est-elle d’ailleurs pas à moitié homme ? «En effet, la virginité féminine volontaire [peut être] définie comme une forme de virilité, en ce qu’elle libère l’esprit des exigences d’un corps resté femelle», répond l’historienne Yvonne Knibiehler. Ayant préservé son corps de toute souillure, la vierge ne peut que bénéficier des avantages qui sont l’apanage du sexe fort : elle donne naturellement un lait d’épaule et ce fluide semble jaillir non pas de sa poitrine mais de l’équivalent d’une paire de bourses rondes… Pourquoi, sur le tableau du Maître de Francfort (ci-dessus) tient-elle à la main une poire qui ressemble si fort à une figue ?
Goûte ça, baby, avale, c’est du bon
Faut-il s’en étonner ? En Sicile, les femmes prétendent que lorsque leur lait vient de l’épaule, il sort par giclées, éclaboussant parfois même le bébé qui s’étrangle : «On sent une chaleur et un fourmillement, dit l’une d’entre elles. Parfois il coule du sein si rapidement que l’enfant risque de suffoquer. Le lait de coeur n’arrive pas avec cette ‘furie’». Ces mères seraient évidemment très choquées d’apprendre le contenu latent de leurs fantasmes… Elles n’ont probablement pas conscience de faire subir des fellations à leur bébé. Mais voilà, lorsqu’elles parlent de la vitesse avec laquelle le lait s’écoule dans leur sein, elles utilisent des mots ambigus, lourds de sous-entendus (2), et qui reflètent leur fierté de mères puissantes. Moi, mon lait, c’est du bon.
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A LIRE : Les Fluides d’Aristote, de Salvatore D’Onofrio. Editions Les Belles Lettres. 2014.
Le texte sur le lait d’épaule a été initialement publié dans : Corps et Affect, un ouvrage dirigé par Françoise Héritier et Margarita Xanthakou, Odile Jacob, 2004.
POUR EN SAVOIR PLUS SUR LE LIEN ENTRE SPERME ET OS : Sang Noir – Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe, de Bertrand Hell. Editions L’Oeil d’Or. 2012.
NOTES
(1) Maurice Godelier : «Pour que l’homme devienne supérieur à la femme, ce qui est un aspect du régime politique de la société Baruya, il faut qu’il renaisse sans les femmes et par les hommes». Pour en savoir plus : La production des grands hommes, de Maurice Godelier, Fayard, 1982, p. 90.
(2) Pour connaître le sexe de l’enfant à venir, les femmes enceintes en Sicile, utilisaient jusqu’à une époque récente les sécrétions de leurs seins, que l’on appelle lait ou colostrum, et qui apparaissent normalement dès le cinquième mois : si ces sécrétions étaient «gluantes» au point de coller une pièce au téton, c’était un garçon. Du «bon lait d’épaule», c’est du lait provoqué par la présence en soi du mâle.
BANDEAU 1 : Vierge allaitant, Hans Memling, 1490, collection privée.
BANDEAU 2 : Atelier de Hans Memling, Madone allaitant l’enfant. Anvers, Museum Mayer van den Bergh.
BANDEAU 3 : Anonyme, Vierge allaitante, provenant de l’église de Saint-Jeandes-Lépreux et conservée au musée diocésain de Palerme.
BANDEAU 4 : Vierge allaitant (Madonna litta) de Giovanni Antonio Boltraffio, 1490, Musée de l’Ermitage
BANDEAU 5 : Maître de Francfort (ca. 1460-1533), Vierge à l’enfant à la poire. Anvers, Museum Mayer van den Bergh.