On ne dit pas «vierge» pour un garçon mais «puceau». Vierge se dit plutôt des filles, parce qu’en Occident les filles sont éduquées à dire «Non». Vierge implique l’idée d’une «résistance», d’un «frein» voire d’une détermination farouche. «J’aime l’horreur d’être vierge».
En 2010, une riche héritière américaine, Paris Hilton, déclare qu’elle veut être vierge pour son mariage. Afin d’offrir une «vraie» nuit de noce à son élu (Doug Reinhart), elle prévoit de subir une hyménoplastie dans une clinique privée de Los Angeles. La presse en fait ses choux gras : «Nous souhaitons bonne chance au chirurgien qui va opérer celle qui a avoué à un magazine mexicain avoir connu 200 partenaires. Il va avoir pas mal de travail !». Pour l’historienne Yvonne Knibiehler qu’elle soit vraie ou fausse cette information n’a rien d’anecdotique : la virginité féminine a donc encore de la valeur en Occident ? En septembre 2008, une étudiante américaine de 22 ans (Nathalie Dylan) met sa virginité aux enchères sur Ebay pour financer ses études. Après moults péripéties, les enchères atteignent le montant record de 2,8 millions de dollars (1). La virginité féminine tient donc encore une place symbolique considérable dans les cultures contemporaines, y compris la nôtre. Mais pourquoi ?
La virginité : une forme de résistance à la domination masculine ?
Bien décidée à comprendre pourquoi tellement de femmes «libérées» se préoccupent de perdre ou pas leur hymen (comme si ce tissu vestigial avait une existence réelle), Yvonne Knibiehler se lance dans une enquête au long cours, partant de l’Antiquité grecque jusqu’à nos jours : quel rôle joue la virginité chez les dieux antiques ? Peut-on en déduire quoi que ce soit nous concernant ? Sa théorie est la suivante : si les femmes tiennent à leur virginité, c’est parce que c’est la seule façon de résister à l’ordre. Une femme vierge est une femme qui refuse son destin de pondeuse. Ainsi que le souligne la chercheuse Maï Le Dû, dans la revue Corps : «C’est là que réside l’originalité de l’ouvrage : proposer une lecture de la valorisation de la virginité féminine comme moyen d’émancipation, ceci au moment même où elle agite les consciences féministes et suscite des débats houleux en particulier au sein des professions médicales concernées au premier chef par ce “renouveau” de la symbolique virginale».
Pour les Grecs et les Latins, trois déesses incarnent la virginité
S’il faut en croire Yvonne Knibiehler, la figure de la vierge rebelle s’enracine dans l’antiquité. «Sur l’Olympe, la parité est assurée : six dieux et six déesses y résident. Aucun des dieux mâles n’est vierge». Du côté femelle, en revanche… «Parmi les six déesses, trois sont vierges, par choix personnel, et bien décidées à le rester ; trois autres sont épouses et mères.» Véritables militantes de la virginité, les trois déesses «impénétrables» et «imprenables» sont comparables à des forteresses. Ce qui fait d’elles des protectrices particulièrement efficaces. Elles veillent respectivement sur l’intégrité de la cité (Athéna), l’intégrité de l’enfance (Artémis) et l’intégrité du foyer (Hestia). Il ne semble pas qu’il existe de textes relatifs à leur choix de chasteté. «Nous ignorons pourquoi les trois déesses vierges refusent de connaître des hommes et d’avoir des enfants, aucune ne s’en explique», dit l’historienne qui use d’une formule un peu curieuse pour traduire la complexité des mythes. la seule chose dont on soit sûr, c’est que les déesses vierges DETESTENT les déesses amantes et mères. Et réciproquement.
Pourquoi trois déesses se refusent-elles ?
Il y a deux explications possibles à ce militantisme des vierges. La première explication vient de Freud. En 1918, Freud écrit un texte intitulé «Le Tabou de la virginité» basé sur l’idée de la sujétion sexuelle. Faire jouir une femme, c’est certainement la domestiquer, explique Freud. Si elle découvre l’orgasme entre les bras d’un homme, «la femme entre dans un état de sujétion qui garantit sa possession permanente et tranquille» : elle devient dépendante. Comme une toxico, elle s’attache exclusivement au «pourvoyeur» qui lui fournit sa dose. A l’inverse, la femme froide reste libre, dit Yvonne Knibiehler. «La frigidité féminine nargue la domination masculine […]. Là est le tabou : si la femme échappe à l’homme, elle devient un danger pour lui». Elle n’a pas besoin de lui : danger ! Il n’est plus personne, il ne compte pas, il ne sert à rien… Ce qui explique pourquoi tellement de femmes font le choix de rester vierges dans l’histoire de l’Occident. «Citons, parmi beaucoup d’autres : Geneviève de Paris, Catherine de Sienne, Jeanne d’Arc, Thérèse d’Avila, Élisabeth 1re reine d’Angleterre. Sans parler des mythes resplendissants : Pallas Athénée, la Vierge Marie. D’où venait l’assurance de ces vierges, et comment expliquer leur rayonnement ?».
«Je n’ai besoin de personne…»
Dans un chapitre intitulé «La vierge divinisée », l’historienne expose plus en détails sa théorie : la virginité qui est l’apanage des déesses femelles (2) dénote une aptitude supérieure. L’aptitude à poser des freins et des limites. «Ce ne sont pas des dieux qui choisissent ces limites, mais des déesses, comme si, en la matière, leur discernement était plus sûr ou comme si contenir le désir était une responsabilité spécifiquement féminine. Les déesses vierges se chargent de barrer la route à la libre sexualité là où celle-ci serait nuisible.» Il est évidemment difficile de lire ce genre de phrase sans avoir un frisson. L’éducation des filles se fait toujours, de nos jours, sur la base de cette inégalité entre les sexes. Les filles sont éduquées à «contrôler » leurs envies. On leur dit que chez les garçons l’envie relève du besoin naturel. Les filles apprennent qu’elles devront «faire face» à des demandes pressantes. Il leur incombera de garder la tête froide (sic) : on leur serine qu’elles sont plus matures, voire plus intelligentes que les garçons. Traduction : ne te laisse pas aller, ma fille. Sois froide. A elle de gérer la relation : il faut que le garçon ne «se croit pas tout permis» et qu’il reste «respectueux», entendez par là : qu’il ne prenne pas la fille pour une salope. Se pourrait-il que les déesses antiques soient les incarnations d’un message normatif similaire ? Si oui, peut-on vraiment dire qu’elles incarnent une forme de résistance à l’ordre ? Non. Au contraire.
Refuser de se «soumettre» à l’ordre : refuser le sexe ?
De façon ambiguë, Yvonne Knibiehler suggère une deuxième explication aux antipodes de la première : rester vierge, c’est «se viriliser», dit-elle. Autrement dit, c’est faire le sacrifice de sa féminité afin d’être l’égale de l’homme. Mais peut-on dire d’une femme qu’elle est l’égale de l’homme quand elle renonce aux privilèges dont l’homme jouit ? Si l’homme a le droit de se livrer aux joies du sexe, pourquoi la femme devrait-elle y renoncer ? Et par ailleurs, pourquoi faudrait-il «se viriliser» pour avoir du «rayonnement» ? L’historienne a parfaitement conscience de l’aporie que constitue l’idée de la «soumission » à un soi-disant «ordre masculin». C’est pourquoi, en fin de compte, elle avance l’explication suivante : «Pourquoi faut-il qu’Athéna, Artémis et Hestia soient vierges ? Sans doute pour qu’elles apportent une caution féminine à un corps politique qui, en réalité, efface les femmes. […] Les déesses vierges opèrent une transfiguration du féminin pour la gloire des communautés masculines.» Traduction : ces déesses-là ne sont pas tout à fait des femmes. C’est pourquoi elles sont si puissantes : parce que dans un monde dominé par les hommes, il importe que les femmes renoncent à plaire et à prendre du plaisir afin –paradoxalement– d’être honorées sur le même pied que des hommes. Il y a dans ce raisonnement quelque chose d’absurde bien sûr. C’est le serpent qui se mord la queue.
Vierge : «la froideur stérile du métal»
Le statut de vierge est d’ailleurs tout aussi absurde que ce système de valeur dont nous sommes les héritiers. Bien qu’il n’y ait plus aucune raison (pilule oblige) pour une fille de se «préserver», le fait qu’elle soit vierge reste valorisé. Certains hommes sont prêts à payer très cher le privilège d’une défloration. Mais certaines femmes y accordent aussi beaucoup d’importance, comme si –croyant offrir une exclusivité– elles renonçaient à un rêve (celui de l’enfance ? de la liberté ?). Ce serait cependant une erreur de balayer ces fantasmes d’un revers de main dédaigneux, en les reléguant du côté de l’obscurantisme. Le fantasme de la pucelle tient du casse-tête symbolique, car il repose à la fois sur l’ignorance de l’anatomie, les inégalités sociales, la peur de l’autre sexe et… l’excitation folle que procure ce cocktail. Vierge, c’est le vertige de l’inconnu. Le suspens. L’angoisse délicieuse.
«Certes, les féministes ont tout à fait raison de la dénoncer comme une invention masculine, un fantasme masculin, conclut Yvonne Knibiehler. Mais pourquoi les hommes ont-ils éprouvé le besoin de gamberger et de fantasmer sur un tel sujet ? Et pourquoi y renonceraient-ils aujourd’hui ? Suffit-il de dévoiler le fantasme pour qu’il disparaisse ? D’ailleurs, à côté des élucubrations masculines, il faut observer, en miroir, les réactions féminines. On ne peut oublier que bon nombre de filles ont, pendant les siècles chrétiens, préservé leur virginité comme une forme de liberté et comme une source de pouvoir, exprimant grâce à elle leur part d’autonomie et d’initiative, leur “virilité”».
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A LIRE : La Virginité féminine d’Yvonne Knibiehler, Odile Jacob, 2012.
«Knibiehler Yvonne, La Virginité féminine : mythes, fantasmes, émancipation», Compte-rendu de Maï Le Dû, publié dans la revue Corps, n°14, numéro spécial « Quels corps demain ? » dirigé par Bernard Andrieu, Gilles Boëtsch et Dominique Cheve, CNRS éditions, 2016.
Herodiade, de Mallarmé.
POUR EN SAVOIR PLUS SUR LA VIRGINITE : La virginité : une question d’hymen ? ; Première fois : va-t-il me trouer ou me perdre ? ; Vierge : un sale rêve de pureté.
NOTE
(1) L’information (difficile à vérifier) a été largement reprise sur Internet : certains sites de buzz affirment que les enchères auraient atteint 3,8 millions de dollars avant d’être finalement refusé, d’autres disent qu’il s’agissait d’un canular. Un an auparavant, une lesbienne britannique (Rosie Reid) avait tout juste obtenu 10 800 euros pour une «première fois avec un homme». Depuis, les offres se multiplient à travers le monde : en Belgique, en Italie, en Sibérie, au Brésil, etc.
(2) «Précisons qu’entre déesses vierges et déesses non vierges la bonne entente est plutôt rare : les trois vierges détestent notamment Aphrodite, leur rivale, leur ennemie.» (Source : La Virginité féminine d’Yvonne Knibiehler, Odile Jacob, 2012).
ILLUSTRATION : Brigitte Bardot, bien sûr.