La somnophilie est l’attirance pour des partenaires endormis ou inconscients. Au Japon, c’est un fantasme si courant que les fabricants de love doll proposent des modèles de jeunes femmes en silicone aux yeux fermés. Pourquoi ?
Lorsque Roméo se suicide, devant le corps de sa Juliette bien-aimée qu’il prend pour un cadavre, il meurt en vain car Juliette dort. Et quand Juliette se réveille, c’est trop tard. Alors elle se suicide à son tour. Au théâtre et à l’opéra, ce terrible quiproquo constitue le sommet de la tragédie. La plupart des spectateurs en ont le cœur serré. Mais certains réagissent autrement : en imagination, prenant la place de Roméo, ils enlacent le corps inerte de Juliette et profitent d’elle. Ce scénario masturbatoire constitue une catégorie à part entière dans la typologie des paraphilies. Il est souvent associé au sadisme. Parfois même la nécrophilie. Il est apparenté au viol. Et s’il cachait d’autres motifs ? Pour en explorer les méandres, direction le Japon.
Des bordels spécialisés dans la somnophilie
Il existe des clubs au Japon où des hommes paient pour toucher une prostituée qui feint de dormir. Ce service sexuel se nomme yobai - «la visite nocturne» - et permet aux clients de s’introduire dans le huis clos d’un fantasme presque onirique… La pièce où la jeune femme travaille – comme un décor de cinéma – reproduit fidèlement une chambre de jeune fille. Quand ils en poussent la porte, en tapinois, les clients deviennent des acteurs. La dormeuse allongée sur son lit, porte un uniforme de joshikosei (collégienne) ou un pyjama rose, et porte un masque sur les yeux. Son souffle régulier, profond, comme celui d’un sommeil simulé, encourage les clients à frôler le corps sans défense. Quand ils relèvent doucement la jupe, et que leurs caresses se font plus précises, la fille se met à gémir. Rêve-t-elle d’un amant ? Profitant de ce songe érotique, les hommes assouvissent leurs désirs.
Le fantasme de l’homme sans visage
S’ils le lui signifient, la jeune femme peut faire semblant de se réveiller. Même éveillée, cependant, elle n’ôte pas son masque, car le fantasme des visiteurs c’est de rester dans le noir. Ils aiment l’idée de faire l’amour à une inconnue qui ne connaîtra jamais leur visage. Ils aiment aussi l’idée qu’elle garde le masque afin de protéger sa propre identité… Dans ces clubs qui – officiellement – autorisent toutes les pratiques sexuelles sauf la pénétration vaginale, les filles ne sont pas considérées comme des prostituées mais comme des amatrices attirées par l’idée d’un jeu à l’aveugle, à la fois très rentable et très excitant. Derrière l’impunité du sommeil (ou du masque), les filles jouent à rester dans cette sorte d’entre-deux onirique, de mirage impalpable que l’obscurité garantit. Au «réveil», elles feront semblant d’avoir eu un songe humide. «Rien n’a eu lieu. Tout ça n’était qu’un rêve».
Le fantasme de la femme sans tache
Si tout ça n’était qu’un rêve, alors tout devient possible. L’intérêt principal de la somnophilie, c’est qu’elle autorise les hommes et les femmes à faire des choses qu’ils-elles peuvent ensuite faire semblant d’ignorer. Dans le roman Cinq Amoureuses (1686), l’écrivain Ihara Saikaku décrit déjà ces étreintes étranges qui consistent à jouir d’une femme sans la réveiller. Est-ce possible ? «Après la cloche de 7ème heure (4h du matin), Moemon dénoua son pagne et, dans le secret de l’obscurité, glissa doucement son corps nu sous la couverture, enflammé de désir. D’un cœur impatient et sans aller jusqu’à échanger des paroles, il prit son plaisir. Puis […] il se retira sur la pointe des pieds.» Rencontre bizarre : la partenaire de Moemon est restée endormie pendant cet ardent coït ! Elle se réveille le lendemain comme si de rien n’était. Pure, vierge et intouchée. L’ignorance est mère de toutes les vertus.
Le sommeil c’est la liberté
A la même époque, de nombreuses estampes érotiques montrent des femmes qui font semblant de dormir dans le lit conjugal tandis qu’un amant les pénètre en catimini… Si jamais le mari se réveillait, la femme pourrait toujours plaider l’inconscience. Dans La Confession Impudique (1956), Tanizaki évoque ce fantasme d’une femme enivrée par son mari qui abuse d’elle – avec sa tacite complicité – et s’arrange pour qu’elle découvre les photos qu’il a prises de son corps inconscient… Dans Les Belles Endormies (1961), Yasunari Kawabata décrit une maison de passe dans laquelle les jeunes filles sont endormies à l’aide de somnifères si puissants que l’une d’elles ne se réveille plus… Ainsi qu’Alain Walter le souligne, dans Erotique du Japon, les histoires de somnophilie sont indissociables de coutumes anciennes qui consistent – à la Cour aussi bien qu’à la campagne – à rendre visite la nuit, dans l’obscurité, en silence, sans donner son nom, aux femmes que l’on courtise. Koi wa yami. «L’amour, ce sont les ténèbres».
La nuit tous les cœurs sont épris
Même avec une poupée, l’amour relève du jeu d’illusion. Au Japon, les firmes se font un devoir de proposer ce qu’elles appellent une sleeping beauty. Pratiquement toutes possèdent en catalogue une love doll surnommée me toji («aux yeux fermés») ou tsumuri me («aux yeux clos»). La firme 4Woods par exemple propose la star de son catalogue, Lilica, en version Lilica nemuri (Lilica qui dort). La firme Orient Industry vend une poupée nommée Yume (Rêve).
Quand les poupées n’ont pas les yeux fermés, elles sont parfois conçues avec des paupières lourdes, qui leur donnent l’air d’être épuisées. C’est notamment le cas de Madoromi (dont le nom signifie «s’assoupir»), une jeune fille au bord de la narcose, commercialisée par la firme Level D… sur le modèle de la Pieta. Son créateur, Sugawara, affirme s’être inspiré des peintures de la Renaissance, dans lesquelles «Marie a souvent ce regard vers le bas…», dit-il. Ce regard de la Vierge en douleur l’inspire beaucoup : «Peut-être parce que cela dégage une forme de pureté. Je crois que les hommes veulent préserver l’innocence de la poupée. Elle possède quelque chose qu’il faut protéger : une histoire d’amour inavouée, un secret lourd à porter, un coeur brisé… Moi je ne décide pas, je ne crée pas d’histoire. C’est au client d’imaginer ce qui rend la poupée si mélancolique».
«L’intimité la plus complète…»
Lorsqu’elle dort, ou sombre, la poupée donne l’impression qu’elle se retire hors du réel. Eternellement étrangère à l’homme, inconsciente des actes qu’il accomplit sur son corps, la poupée reste plongée dans sa léthargie, préservée par l’ignorance d’un monde qui ne peut pas l’atteindre. Le sommeil la protège. Mais le sommeil, en même temps, la rend vulnérable. C’est ce paradoxe qui fait tout l’intérêt de la somnophilie. Parce que la personne endormie se coupe de vous tout en s’offrant à vous –totalement absente et présente à la fois–, elle devient l’objet le plus désirable au monde : celui qui se donne, tout en restant inaccessible. «L’intimité la plus complète, l’abandon de soi à l’autre ne se réalisent pas dans l’union sexuelle mais dans la vision du visage. C’est là que l’être se révèle», explique Alain Walter (1), en vibrant. Lorsqu’une personne dort, elle cesse de mentir et de jouer un rôle. Elle est elle-même (pour autant qu’on puisse être «soi-même») et se dévoile : plus nue que nue.
Eloge de la fuite
Le fait que leur love doll soit «ailleurs» autorise les propriétaires à sonder son visage, en quête du mystère qu’elle représente. Dans ce mouvement de la regarder, il y a une forme de jouissance infinie. C’est en tout cas ainsi que certains propriétaires de «belle endormie» présentent leur relation : les photos qu’ils prennent d’elle sont tantôt intitulées «La Poupée qui rêve» (Yume miru dôru) tantôt «Au pays des merveilles» (Fushigi no kuni e…) et s’accompagnent de commentaires où perce une forme de mélancolie. «La poupée, quel rêve fait-elle ? A quoi pense-t-elle. Quoi… Cette pensée absurde me traverse…». Ou bien : «Un début d’après-midi pendant les vacances d’été, lisant un livre elle s’assoupit […]. La voilà accueillie au pays des merveilles, où elle s’est en allée.» Celle qui «s’en est allée», de l’autre côté du miroir, laisse donc son propriétaire face à lui-même. Niant sa présence, éliminant toute possibilité d’une communication visuelle, la poupée aux paupières closes invite le propriétaire à lui aussi fermer les yeux et, ce faisant, à la suivre dans un monde où l’on s’absente.
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A VENIR : Un Désir d’Humain. Les love doll au Japon, d’Agnès Giard, éditions Les Belles Lettres (sortie en septembre 2016)
NOTE
(1) Erotique du Japon classique, d’Alain Walter, Paris, Gallimard, 1994, p. 180.
A LIRE : Kawabata Yasunari, Les Belles Endormies, traduction de R. Sieffert, Paris, Albin Michel, 1970 (1966).
ILLUSTRATION : Yume, love doll de la firme Orient Industry.