On ne compte plus les séries dont des femmes violentes sont les héroïnes. Dark angel, Alias, Vip, Relic Hunters… Pourquoi ? Parce qu’en nous tous sommeille un viragophile, explique Noël Burch, auteur de L’Amour des femmes puissantes et promoteur d’un fantasme singulier : celui de l’homme terrassé-anéanti-broyé par une beauté.
Enfant, le réalisateur et essayiste Noël Burch connait son premier émoi sexuel en lisant, dans une bande dessinée, l’histoire d’un homme qui se fait «valdinguer» par une solide femelle, professeur de jiu-jitsu. «J’avais sept ans, c’était un dimanche matin dans ce modeste appartement de Berkeley.» Encore aujourd’hui, le mot jiu-jitsu lui fait l’effet d’une décharge électrique. Cinq ans plus tard, Noël Burch a son «premier orgasme un dimanche de 1944 en parcourant les pages magazine du Daily News : une série de photos montrait une jolie femme […] qui exécutait un circle throw sur un athlète.» Pour le dire plus clairement : la femme faisait une prise de judo, envoyant son «agresseur» à terre d’une pirouette, avant de se jucher triomphalement sur lui, en amazone (image ci-dessous). Noël Burch est fasciné. Depuis 1944, il ne s’intéresse plus qu’aux girlie magazines, peuplés de femmes adeptes d’arts martiaux.
Aux Etats-Unis, les viragos font un carton
Hasard ? «Aux États-Unis, la passion «honteuse» pour les femmes capables de battre physiquement les hommes était l’objet d’un florissant commerce postal de ce que l’on désignait alors sous le vocable de smut (cochonneries). Je me souviens de Peerless Sales, commercialisant les bandes dessinées de Stan (Eric Stanton) et d’autres dessinateurs plus ou moins habiles. Mais moi qui étais terriblement spécialisé, je m’intéressais peu aux catcheuses bodybuildées. Je recherchais des judokates exerçant leur art contre des mâles non initiés ou des scènes de self-défense où le jiu-jitsu pouvait paraître. Je possède encore de cette époque et de ces sources une série d’une quarantaine de photos ayant la forme d’instruction de self-défense mais qui étaient faites et vendues «sous le manteau» uniquement pour nous exciter». Nous qui ? Les viragophiles.
Les Américains aiment-ils les femelles fortes ?
Noël Burch est persuadé que la patrie des viragophiles se trouve aux Etats-Unis. C’est dans ce pays, dit-il, que l’on recense le plus grand nombre de «battantes» au cinéma. Dans un ouvrage d’érudition, abondamment documenté (L’Amour des femmes puissantes), il fait le compte : dès 1905, les femmes violentes débarquent à Hollywood sous le nom de «filles athlétiques» (The Athletic Girl and the Burglar). Dans les années 1910, elles prolifèrent dans les motions pictures. Ce sont «des petits films où une jolie femme a le rôle central et se comporte héroïquement face à toutes sortes de dangers, naturels, accidentels ou criminels. […] Emblématique ici est le film de Griffith, The Lonedale Operator (1911) où une modeste télégraphiste déjoue une tentative de vol à main armée par deux vagabonds. Ce modèle de la femme en danger, qui parvient souvent à se tirer d’affaire toute seule avant l’arrivée du mâle sauveteur est celui de toute une série de grands feuilletons américains pendant la période de la guerre et jusque dans les années 1920».
«Mettez la fille en danger»
Projetés en feuilleton, à raison d’un épisode par semaine, ces petits films d’action sont immensément populaires. Noël Burch souligne qu’ils sont créés par un réalisateur français, Louis Gasnier, mais sur le sol américain : les séries intitulées Les Périls de Pauline ou Les Exploits d’Elaine, sont en effet inaugurés (par Louis Gasnier) dans les studios de Max Linder, dont le mot d’ordre est sans appel : Put the girl in danger. La demoiselle en détresse voit le jour, ligotée aux rails du chemin de fer. Au début, c’est son amoureux qui la sauve, mais dès 1916, avec «l’immortelle Pearl White», dans la série Pearl of the army, la demoiselle prend son propre salut en main. On l’appelle «Pearl Dare» parce qu’elle «ose» faire de la boxe, lutter au corps à corps, chevaucher des locomotives, tomber d’une falaise et monter sur un beffroi par les câbles électriques… Les spectateurs en redemandent.
Des domina-karatekates en tournée mondiale
Après une petit éclipse, dans les années 1930 (2), les viragos réapparaissent, à la faveur de la Seconde Guerre Mondiale, mais dans la bande dessinée cette fois. Elles sont dotées d’une force surhumaine comme Wonder Woman ou Supergirl, rompues au jiu-jitsu comme The Black Cat ou Lady Luck et elles envahissent les comics. Puis la télévision. Puis l’univers du catch. Puis la scène SM… Maintenant, des viragos gagnent leur vie «dans le privé». Aux États-Unis, ainsi que l’indique Noël Burch, «des catcheuses amateurs proposent leurs services depuis une trentaine d’années, et l’on a vu récemment l’apparition de karatékates dominatrices. Si en France cette forme de domination rémunérée est très récente, le terrain s’est révélé propice, et de redoutables spécialistes états-uniens font aujourd’hui de lucratives tournées européennes». Les séances de «combat-domination» se déroulent sur des tapis de mousse, comme dans un dôjo. Les soumis n’ont pas forcément envie de se faire démonter les articulations, ni écraser le larynx. C’est tout l’art de ces femmes que de battre leur client sans l’envoyer aux urgences.
La virago originelle : maman
D’où vient ce fantasme ? Pour Noël Burch, il y a plusieurs réponses. La première, d’inspiration psychanalytique, touche à la figure maternelle : «La viragophilie – goût essentiellement masculin, mais qui n’est pas inconnu dans la communauté lesbienne – est assurément une sous-catégorie du masochisme au sens large (Sacher-Masoch lui-même engageait des bonnes musclées pour «lutter» avec elles) et sa genèse symbolique est essentiellement la même. Cette mère préoedipienne, toute-puissante, source invincible de nos plaisirs et déplaisirs, qui nous emportait dans ses bras comme fétu de paille, qui faisait de notre corps tout ce qu’elle voulait, c’était assurément notre virago à tous et à toutes…». La deuxième réponse, qui replace le fantasme dans un contexte historique et culturel, touche à l’idée de compensation : il y a des sociétés dans lesquelles les hommes, confrontés au pouvoir des femmes, érotisent une relation d’inégalité afin de surmonter l’obstacle. C’est le cas aux Etats-Unis, insiste Noël Burch.
Y’a-t-il du plaisir à se faire battre ?
Quand il décrit la sensation d’être «dépossédé» de lui-même par une femme, Noël Burch devient troublant. On prend un puissant plaisir à lire les nouvelles érotiques qui accompagnent son essai. Les viragophiles sont de plusieurs sortes, explique-t-il. Certains aiment les Valkyries androgynes, les culturistes ou les boxeuses, qui imposent leur supériorité à la force du biceps. Noël Burch cite à ce sujet une «impressionnante karatékate californienne qui «rosse» des clients emmitouflés dans d’épaisses protections…». D’autres viragophiles «préfèrent les femmes plus «féminines», capables de les dominer par leur seule science du combat» : celles-là luttent en talons hauts et n’ont besoin d’aucune force physique. Il leur suffit de «faire s’évanouir un homme en lui pinçant quelque tendon sous l’aisselle, comme cela s’apprend dans la discipline chinoise du qin na, ou le tuer d’une manchette au coin de l’œil selon une technique du dim mak ou «main empoisonnée»». D’une seule torsion sur le pouce, ces expertes peuvent mettre un homme à terre, le subjuguer, l’anéantir, le réduire à l’impuissance.
Les spécialités pour viragophiles
«Il existe aussi toute une série de spécialités extrêmement pointues : citons les amateurs de ballbusting (coups plus ou moins violents, portées uniquement à l’entrejambe), de prises «en ciseaux», jambes gainées de nylon qui vous étranglent, expression directe du désir de fusion exquise et mortelle avec la mère, tout comme le facesitting, où fesses et sexe étouffent la victime.» Tous ces différents goûts sont aujourd’hui «satisfaits» grâce à de nombreux sites Internet, dont Noël Burch donne sa liste des favoris : «Celui qui m’est le plus cher, c’est Skilled Girl. Ce site russe a pour particularité unique d’avoir été fondé par une femme, c’est probablement le seul sur la toile. Helen Bearsky, qui a été longtemps prof de jiu-jitsu à Saint-Pétersbourg (elle a récemment émigré en Bulgarie), a commencé par mettre en ligne de petites vidéos pédagogiques de self-défense féminine. Mais bientôt un abondant courrier lui a appris qu’il y avait un marché à conquérir parmi les viragophiles du monde entier. Alors elle a créé son site, l’alimentant de temps en temps de petits sketches où elle démontre sa très réelle maîtrise de son art».
Le best of des sites de battantes
Noël Burch cite aussi Girl Power, «créé et géré par Bruno Estagier, qui propose aujourd’hui, après plus de six années d’existence, plus de quatre cents petites histoires» dont la durée varie entre trois et quinze minutes. Bruno, ancien mécanicien automobile, est Français, mais Noël Burch insiste : 60% des visiteurs du site viennent des Etats-Unis. Son troisième site préféré, cependant, n’est pas américain mais français… «Non loin de la petite ville où Girl Power fait désormais partie du paysage (la camionnette affichant le logo de Bruno sillonne les rues de la ville!), un certain Tozani opère à partir d’une petite villa haut perchée dans les Pyrénées. Une demi-douzaine de jeunes femmes, de moins en moins nombreuses, hélas ! mais toutes sérieusement entraînées, travaillent ou ont travaillé pour lui, produisant des vidéos parmi les plus réalistes dans ce domaine, fort bien filmées et où l’humour est souvent au rendez-vous.» Noël Burch ajoute à sa liste des favoris quatre studios intitulés Kicks Movies Clips, Lethal-Girls, Girls Beat Men, et Sexy Mixed Fighting Store, dont on peut trouver les vidéos sur le site Clip4sale. Sur certains de ces sites, il est même possible de commander ce que les amateurs les plus pointus appellent des customs : des vidéos tournées spécialement pour un unique client, qui indique le scénario et les dialogues de ses rêves.
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A LIRE : L’Amour des femmes puissantes, de Noël Burch, éditions Epel, nov. 2015.
PLUS DE RENSEIGNEMENTS : «Mauvais genre», émission de France Culture, en mars 2016, sur Noël Burch. ;
NOTES
(1) La télégraphiste de la célèbre série The Hazards of Helen, qui évite (dans chacun des 119 épisodes, chiffre record pour une série) une catastrophe ferroviaire sanglante impressionne les spectateurs. Cocteau lui rend hommage dans Carmagnole (vers 1920) : «Il nous faut aujourd’hui des muses plus actives / Comme la télégraphiste de Los Angeles / Qui boxant, galopant, sautant sur un express, / Épouse d’un regard le jeune détective».
(2) «Sur 305 serials muets, produits entre 1914 et 1929, 42 tournent autour d’une héroïne, voire près de 50 si l’on se souvient de ce que The Hazards of Helen compte pour 8 séries de 15 épisodes chacun», dit Noel Burch. Les serials queens disparaissent cependant du cinéma après la crise de 1929 : l’Amérique veut du rêve et des femmes-femmes. La Seconde Guerre Mondiale redonne un coup de fouet à l’amour des battantes (les hommes partis au front, les femmes deviennent plus actives et plus indépendantes), mais pas au cinéma, en tout cas pas dans le domaine des feuilletons, ainsi que le note Noel Burch : «Sur 177 serials produits par les trois majors qui monopoliseront le genre du feuilleton (serial), à partir de l’introduction de la parole et jusqu’à sa disparition en 1956, seuls 9 offrent une héroïne centrale et active, dont 6 ont été produits pendant la guerre ou immédiatement après celle-ci». C’est la bande dessinée qui prend la relève du cinéma, puis les feuilletons TV (Buffy et les Vampires, etc.).