Un essai de 170 pages vient d’être publié sur le «câlin». Ce mot méritait-il tant ? Surprise : le traité se lit en une heure… et on en redemande, surpris d’apprendre qu’à l’origine le «câlin» était tout sauf gentil.
Il y a des mots qui sont maudits. «Câlin», par exemple. Jean-Luc Benoziglio dans son roman La Voix des mauvais jours et des chagrins rentrés (2004) le conspue : «Dire baiser à la place de faire l’amour, d’accord, c’est peut-être grossier. Mais employer à la place l’expression : Faire un câlin, alors ça, je trouve ça de la plus obscène des vulgarités.» Il y a cependant pire : «calinou», «calinette»… Mélanges sournois d’hypocrisie vicelarde et de sentimentalisme mielleux, ces mots suggèrent si puissamment l’égrillarde mièvrerie qu’il est devenu presque impossible en France d’entendre l’expression «faire un câlin» sans penser à mal. On a beau se morigéner, non décidément, impossible de faire un «gros câlin» à une petite fille : trop honte. Mais pourquoi ce mot fait-il rougir ?
Qui trop câline, mal pine
C’est ici qu’il faut saluer la parution d’un [Court] traité des (gros) câlins, livre en apparence léger dont on n’entame la lecture qu’avec méfiance. On se dit d’abord, tiens, c’est drôle. «Ce livre est né du constat que sur le câlin, la documentation disponible était rare, fragmentaire […] qui irait s’encombrer d’un Manuel du câlin ? Vous n’y pensez pas sérieusement, j’espère ?». Puis l’auteur attaque : «ce traité des câlins sera court, car sur ce thème, une seule chose est à peu près établie : qui trop embrasse, mal étreint.» Lui non plus n’aime pas les câlins, ce qui fait tout l’intérêt de sa recherche : il essaye de savoir pourquoi. Il s’appelle Patrice Salsa. Il est DSI (Directeur des systèmes d’information) et diplômé de linguistique, passionné de langue française. «Câlin» l’intrigue : pourquoi ce mot est-il si détestable ?
Pourquoi ce mot est obscène. Réponse 1
Première réponse. Parce sa dimension érotique est «bien encombrante, surtout quand la situation implique des enfants», se moque Salsa, pointant du doigt les efforts désespérés que font les adultes pour parler du «câlin» en tout bien tout honneur. Le câlin, en principe, ne concerne que les parties supérieures du corps. C’est l’équivalent du hug, une accolade, joue contre joue, une parole tendre, un geste affectueux. Il faudrait vraiment être pervers pour y voir autre chose. N’est-ce pas ? «L’embêtant», souligne Patrice Salsa : «L’embêtant, avec le refoulé»… On a beau faire, il vous pollue l’esprit. C’est ce que le psychologue social Daniel Wegner appelle «l’effet de l’ours blanc» : plus on refoule, plus on est obsédé. Plus on force une personne à réprimer des pensées spécifiques, plus elles envahissent sa conscience.
L’effet de l’«ours blanc»
Quoi que vous fassiez, ne pensez pas, je répète, ne pensez pas à un ours blanc durant les trente prochaines secondes. Même chose pour «câlin». Ainsi que le souligne Salsa, ce mot est trop évocateur. Il rime trop avec «Nuits de Chine»… «Aussi ne faut-il pas avoir l’esprit si mal tourné que Ça pour entendre, dans cet argumentaire de livre pour enfant, une promesse alléchante : Câlinou Câlinette, du matin au coucher, sur la main ou le nez/ Câlinou Câlinette, les bisous, c’est la fête.» Et «que dire de la chanson enfantine de l’auteur-compositeur-interprète Pierre Chêne créée en 2006 qui contient les paroles suivantes ? Câlinou câlinette / Si tu le veux bien […] Où est ma culotte/ Elle s’est envolée». Aie, aie. Il n’y a pas d’innocence possible au paradis des «câlins». Reste à savoir si le refoulé ne vient pas de beaucoup plus loin en arrière dans notre inconscient collectif.
Pourquoi ce mot est louche. Réponse 2
C’est en allant chercher les définitions du mot dans les tout premiers dictionnaires de la langue française que Patrice Salsa fait sa découverte la plus intéressante. A l’origine, les mots «câlin» ou «câliner» n’ont rien à voir avec la tendresse. Surprise. «Ces termes font leur entrée, entre califourchon et calleville (une variété de pomme), dans la 3e édition du Dictionnaire de L’Académie française, en 1740» : «calin : Niais & indolent. «C’est un calin». «Il fait le calin». Caliner : se tenir dans l’inaction, dans l’indolence. «Il passe son temps à se caliner dans un fauteuil».» Le mot désigne clairement la sottise et la paresse. Patrice Salsa commente : «C’est bref. C’est concis. C’est surtout très éloigné des sens actuels. Il s’agit de significations qui ont complètement disparu des acceptions contemporaines».
Un gros calin : un gros gueux, un gros fainéant
Le Dictionnaire de Trévoux donne peu ou prou la même définition. «Calin, ine : Mot bas & populaire, qui signifie Paysan, fainéant, gueux. Un gros calin, une grosse caline, c’est-à-dire, un gros gueux, une grosse gueuse ; de ces fainéants qui courent le pays en demandant l’aumône ? Que fais-tu là calin ? Veux-tu travailler ? Il signifie là fainéant, vaurien.» Jusqu’au XIXe siècle, ainsi que le révèle Patrice Salsa, le mot «calin» (sans accent circonflexe) s’emploie donc principalement comme une injure, pour désigner «Celui, celle qui n’a ni activité, ni intelligence.» (Littré, édition de 1872-1877). Pourquoi ? C’est lié aux pèlerinages, semble-t-il.
Caliner : mendier, mentir et glander
A l’origine, les calins sont des mendiants. Pire encore : des gens qui «mendient sans besoin», c’est-à-dire qu’ils pourraient très bien travailler, mais qu’ils préfèrent tendre la main plutôt que retrousser leurs manches. Afin d’émouvoir les bonnes âmes, ils font semblant d’être malades. Pire : ils font semblant d’être des pèlerins, en route vers des lieux saints pour obtenir une guérison miraculeuse. A quoi les reconnait-on ? A la coquille de Saint Jacques qu’on nomme alors la «cale». «Câlin» viendrait donc de «coquille» ? C’est la théorie que Pierre Guiraud avance dans son Dictionnaire des étymologies obscures (1982) : pour lui, le sens de «calin» (sans accent) comme «gueux, mendiant», puis «niais, indolent» est peut-être issu de la parenté avec «cale» au sens de «coquille». «Sans être indiscutable, c’est une théorie recevable», commente Patrice Salsa qui cite fort à propos ce terme de jargon ancien : «coquillards» pour désigner ceux qui trichent (qui mendient).
Les coquillards : underground au temps des pèlerinages
«La Coquille était le nom d’une association de malfaiteurs du XVe siècle dont les membres, les Coquillards, avaient pris ce nom soit à partir de l’expression «vendre ses coquilles» (tromper) soit parce qu’ils se faisaient parfois passer pour des pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle.» Voilà que tout s’éclaire. Ou presque. Car il existe une autre étymologie possible de «câlin», liée non pas à la «cale» (coquille) mais au latin populaire calere («être chaud»). Ça se complique.
Câlin : un dérivé du mot «chaleur» ?
S’il faut en croire les étymologies courantes, le mot «câlin» serait «probablement emprunté du normand caliner, «se reposer à l’ombre», dérivé de caline [ou chaline], «chaleur lourde, étouffante». En été, à midi, impossible de rester au soleil sans risquer une insolation. Les animaux et les humains «calinent», c’est-à-dire font la sieste et paressent, en attendant que la canicule passe. Cette origine du mot «câlin» ne semble, a priori, avoir rien en commun avec celle proposée par Pierre Guiraud. Qui croire, alors ? C’est là que Patrice Salsa avance sa théorie : les deux étymologies sont justes, dit-il, car elles concernent un mot qui, à l’origine, était en réalité deux mots différents.
De l’importance de l’accent circonflexe
Imaginons que les mots «calin» et «câlin» n’aient, au départ, rien à voir. Il se pourrait fort bien qu’ils aient cohabité pendant un ou deux siècles dans la langue française… avant de fusionner. L’hypothèse se tient : en plus d’être homophones, «calin» et «câlin» évoquent l’idée commune de l’oisiveté. Patrice Salsa suggère : la «notion d’indolence –comment travailler par de grosses chaleurs étouffantes?– [n’aurait-elle pas] facilité la fusion» ? Son idée est séduisante. le mot «câlin» peut très bien être le résultat d’une rencontre entre les «chaleurs» de l’été normand et les mendiants montrant leur «cale» pour obtenir l’aumône… Bien sûr, tout cela ne repose sur aucune preuve. Ce qui fait du «câlin» un mot singulièrement opaque, voire louche.
Des cuddle parties réservées aux initiés ?
Les origines du mot «câlin» restent douteuses. Nul doute que le mot lui-même n’en ait gardé la trace : il flotte autour de lui un parfum coupable d’incertitude. Le fait même de serrer quelqu’un dans ses bras met mal à l’aise : cette accolade qu’on appelle hug, par exemple, quoi de plus fallacieux ? Si l’expression «faire un câlin» vous paraît d’une épouvantable vulgarité, il y a pire encore : c’est cette démonstration d’amitié avec de parfaits inconnus armés de leur pancarte «free hug». Patrice Salsa, à ce sujet, dévoile d’autres étonnantes informations. Saviez-vous qu’il existe des forums uniquement dédiés au sens des câlins qui excèdent 5 secondes ? Des soirées du style sociétés secrètes (cuddle party) aux Etats-Unis ? Et des listes des positions authentifiées pour faire des câlins ? Son [Court] Traité des (gros) câlins est une mine. Il faudra y revenir. Il faut le lire.
.
A LIRE : [Court] traité des (gros) câlins, Patrice Salsa, éditions Book on Demand, 2015.
POUR EN SAVOIR PLUS : «L’influence du ciel sur nos câlins»