Chez les animaux l’inceste ne pose, semble-t-il, aucun problème. Pourquoi, chez les humains, fait-il l’objet d’un tabou que seuls les êtres d’élite et d’exception sont autorisés à transgresser ? Les rois d’Egypte le font. Pourquoi pas moi ?
Il existe une idée reçue selon laquelle l’inceste serait universellement prohibé chez les humains pour des raisons biologiques. Faux. La consanguinité peut présenter un risque pour les individus (si les parents sont porteurs de mutations dommageables) mais l’accouplement consanguin se révèle in fine extrêmement avantageux pour l’espèce : «en favorisant l’expression des allèles délétères récessifs, et donc l’élimination des individus porteurs, elle réduit leur fréquence dans la population.» La reproduction entre proches consanguins favorise ce que la revue Science et vie appelle le «nettoyage génétique», c’est-à-dire l’élimination des mauvais allèles. Ce qui explique peut-être pourquoi certains animaux comme le cichlidé émeraude (poisson connu des aquariophiles) préfèrent trois fois sur quatre s’accoupler avec leur frère ou leur sœur. Le magazine Science et Vie va plus loin encore dans ses conclusions : il se peut fort que les conséquences funestes de l’endogamie soient imputables à la prohibition de l’inceste. Car si les humains «purgeaient» (comme les petits poissons) leur espèce des allèles délétères, nous serions tous-tes beaucoup plus sains et nous pourrions sans danger nous reproduire à l’instar des Pharaons.
Les prohibitions sont sans rapport avec la génétique
Le tabou de l’inceste n’est donc pas «naturel» mais culturel. Il n’est pas motivé par un «instinct de préservation», mais par des règles sociales absurdes… «absurdes» au sens où – comme la plupart des règles sociales – rien ne les justifie qu’un ordre symbolique. C’est l’anthropologue Françoise Héritier qui fournit sur l’inceste le travail de recherche le plus abouti, le plus passionnant. Reprenant la théorie de Lévi Strauss, pour qui l’inceste n’a d’autre fonction qu’encourager le système d’alliance entre familles, Françoise Héritier démontre en effet que si le tabou de l’inceste a souvent pour «vertu» la circulation des enfants et des biens, il serait cependant erroné de réduire ce tabou à une stratégie visant à favoriser les échanges. Elle en veut pour preuve que l’interdit ne concerne pas que les collatéraux au premier et deuxième degré. Pour le dire plus clairement : la prohibition se cantonne rarement aux relations parents-enfants ou frère-soeur. Elle touche le plus souvent des formes de parenté larges qui n’ont rien à voir avec la consanguinité. En France, par exemple, il est interdit d’épouser sa belle-mère ou sa brue (sauf, peut-être, en cas de décès). De même, il est interdit d’épouser une personne que l’on a adoptée (1), son demi-frère ou sa sœur par alliance. En Chine, il est mal-vu de s’unir à quelqu’un possédant le même nom de famille, quelle que soit la distance qui vous en sépare. Chez les indiens d’Amérique du nord, il est interdit d’épouser des personnes appartenant au clan avec lequel on a noué une alliance.
Rencontre du deuxième type
Le tabou de l’inceste n’a donc souvent rien à voir avec des liens de sang. Il s’étend le plus souvent à ces formes de parenté que Françoise Héritier baptise «du deuxième type» et qui relèvent de la filiation symbolique : les parents de lait (la nourrice), les parents spirituels ou les «sœurs/frères de sang», par exemple. Pourquoi ? Quelle logique sous-tend ce tabou ? Dans un ouvrage magistral, Les deux sœurs et leur mère, Françoise Héritier propose une réponse. Il faut «concevoir la prohibition de inceste comme un problème de circulation des fluides un corps à l’autre. Le critère fondamental de l’inceste est la mise en contact d’humeurs identiques». Kezaquo ? Pour elle, tout part d’un texte hittite du deuxième millénaire avant J.-C.. L’article 191 de ce texte de loi stipule qu’«un homme ne peut avoir de rapports avec plusieurs femmes et également avec leur mère». Bien que ni les sœurs, ni leur mère ne soit apparentées à cet homme, cela relève de l’inceste parce que – s’il passe de l’une à l’autre – il contribue à relier par le sperme des femmes qui sont reliées par le sang. Cette théorie repose sur une logique d’une simplicité lumineuse : les contraires s’attirent et les mêmes se repoussent. Il faut à tout prix éviter que les choses identiques entrent en contact, car telles des pôles identiques, elles risquent de créer l’équivalent d’un phénomène électrique de rejet, une perturbation dans l’ordre social.
Oedipe épouse-t-il vraiment sa mère biologique ?
La justesse de cette théorie apparaît de façon très spectaculaire dans le cas d’Œdipe roi (tragédie datant de 430 et 420 av. J.-C). Françoise Héritier y met brillamment en valeur un aspect peu connu du texte de Sophocle (495-406 av. J.-C.), débusquant l’inceste symbolique dans ce que la plupart des commentateurs considéraient comme un inceste réel. Lorsqu’il découvre avec effroi qu’il a tué son propre père (Laïos) et épousé sa propre mère (Jocaste), Oedipe se crève les yeux. Mais Jocaste est-elle réellement sa mère ? Non, répond Françoise Héritier. Il suffit de lire le texte : quand Jocaste dévoile toute la vérité à Oedipe «Elle ne lui dit pas qu’il couché avec sa mère, elle dit qu’il couché avec son père : “Comment les sillons paternels ont-ils pu te porter jusqu’à présent ? Laïos est mort certes mais il laissé son empreinte, sa trace, ses “sillons“ dans le corps maternel“ (2). Elle accuse donc Oedipe d’avoir commis non pas un inceste du premier type mais du deuxième type. […] Elle dit clairement à Oedipe : Comment ton père a-t-il pu supporter de cohabiter avec toi dans une matrice où il avait laissé sa trace, son identité ? De son côté Oedipe lui aussi fait référence à l’inceste du deuxième type lorsqu’il dit qu’il “été révélé père par le lieu où il été labouré“. Il est père et fils dans la même matrice. Il y a donc eu, par l’intermédiaire d’une partenaire commune, rencontre de deux consanguins de même sexe qui n’auraient pas dû être dans ce type de rapport».
Puis-je me marier avec l’épouse de mon frère ?
Interrogée en 1994 à la radio, Françoise Héritier prend un autre exemple, bien plus proche de nous dans le temps et dans la culture : jusqu’en 1914, un frère ne peut épouser la femme de son frère décédé. Une femme ne peut épouser l’époux de sa soeur morte… Pourquoi ? Parce qu’en France, jusqu’en 1914, c’est considéré comme de l’inceste. «L’inceste est, au premier chef, entendue comme relations consanguines. Mais ce que l’on applique selon la loi, comme une chose allant de soi, c’est qu’il n’est pas possible d’épouser un certain nombre de parents qui sont des parents par alliance et qui ne partagent pas de liens biologiques avec vous (3). Par exemple : il est impossible d’épouser son ex belle-mère, la femme de son père, ni la mère de son épouse. Deux hommes apparentés comme père et fils –ou comme frères– ne peuvent partager la même femme. Deux femmes apparentées comme mère et fille –ou deux soeurs– ne peuvent partager le même homme.» Dès que l’on examine les textes de loi, leur part d’ombre «irrationnelle» saute aux yeux.
L’inceste fait peur, mais cette peur n’est pas celle d’avoir des enfants malades, c’est celle de recueillir en soi des humeurs perçues comme identiques. Cette horreur de l’inceste au deuxième degré est telle qu’il y a des femmes qui se sentent souillées lorsque, ayant été la maîtresse d’un homme, elles sont approchées par le frère de celui-ci. Le parfum délétère qui se dégage de telles relations (Dead ringers, de Cronenberg, 1989) ne repose sur rien d’autre que le dégoût d’une contamination symbolique : qui sait ce qu’il pourrait se passer si, dans le corps de la femme qui recueille des fluides, la semence de deux frères entrait en contact ?
A LIRE : Les deux sœurs et leur mère, de Françoise Héritier, éditions Odile Jacob, 1994.
NOTES
(1) Aux Etats-Unis, si Woody Allen a pu se marier avec la fille adoptive de son ex-compagne, Mia Farrow, c’est parce qu’il n’avait pas épousé Mia Farrow.
(2) On préférera peut-être cette version d’Œdipe-Roi, empruntée à l’édition bilingue des œuvres de Sophocle parue aux Belles Lettres en 1965, avec la traduction de Paul Mazon : «Ainsi la chambre nuptiale a vu le fils après le père entrer au même port terrible ! Comment, comment le champ labouré par ton père a-t-il pu si longtemps, sans révolte, te supporter, ô malheureux ?» (strophe 2, vers 1204 à 1213)
(3) De la même manière, ce n’est pas forcément un inceste de premier type que dénonce le verset 8 du Lévitique : «La nudité de la femme de ton père tu ne la découvriras pas, c’est la nudité de ton père». Car «la femme de ton père» peut très bien être la femme numéro 5 d’une tribu polygame et non pas votre propre mère.