Il a existé jusqu’au XIXe siècle des hochets d’enfant en forme de personnage aux testicules hypertrophié. Bébé pouvait sucer le manche, sans que nul n’y trouve à redire. C’était un sexe. Mais ce n’était pas sexuel.
Enfant, la petite Mary Shelley maniait un hochet en forme de pénis canin turgescent, en corail rouge, monté sur un manche orné de gros grelots dorés (sic). L’objet, conservé à la Bodleian Library (Oxford), suscite l’étonnement parfois scandalisé des visiteurs. Ils y voient une forme d’outrage à l’enfant, une effroyable perversion, alors qu’il s’agit au contraire d’un objet protecteur, chargé d’éloigner les influences malignes du berceau… Cela prouve «le bouleversement presque complet de notre rapport aux images de sexe», expliquent Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar et Vincent Jolivet : depuis le XVIe siècle, nous, les Occidentaux, sommes devenus presque aveugles à la dimension sacrée des verges et des vulves. Quand nous en voyons, qu’elles soient graffitées sur un mur de WC ou sculptées à l’angle d’une Eglise gothique, nous trouvons cela choquant. Sans plus. C’est-à-dire que l’image n’évoque plus qu’une plate obscénité.
Des livres de prière autrefois illustrés de sodomites ?
Dans un ouvrage intitulé Image et transgression au Moyen-Age, les trois spécialistes posent la question : qu’est-ce qui est transgressif ? Pourquoi la transgression, autrefois indissociable des pratiques religieuses, est-elle tombée aux mains des pornographes ? De quand date le premier texte pornographique ? Pourquoi sommes-nous devenus incapables de voir une image de sexe sans l’associer à l’idée du plaisir (coupable)? «Dans le livre de prière médiéval, en marge des psaumes, s’ébattent des sodomites, des singes moqueurs, des évêques déguisés en chien. Dans la nef de l’église, une femme sculptée ouvre son sexe avec les mains. Dans le chœur, des petits monstres de bois, les mamelles pendantes, regardent les moines chanter. Plus bas, sur le même mobilier, un homme baisse ses braies et chie. Sur le chapeau du pèlerin, à côté des coquilles Saint-Jacques, une vulve couronnée est portée en triomphe par des jeunes phallus. Toutes ces images, le Moyen Âge les a produites et regardées sans gêne pendant des siècles».
Une femme qui ouvre son sexe à deux mains
Ces images nous paraissent incongrues, inadéquates. Parfois même suggestives, excitantes. Nous imaginons que ceux qui les voyaient détournaient peut-être le regard, comme nous, ou les observaient à la dérobée. «Nos réactions témoignent d’une habitude à penser l’image en termes de transgression», dénoncent les trois chercheurs. Cette propension à voir le «mal» dans des images de nudité se mesure souvent aux délires d’interprétation qui frappent ces bas-reliefs «luxurieux» : «Qui n’a jamais entendu, lors d’une visite, l’anecdote du sculpteur qui, ne s’estimant pas assez payé par le commanditaire, aurait sculpté de «petites cochonneries» dans les recoins de la cathédrale ?». Absurde. «Ce genre d’image n’était pas forcément illicite ou suspect au Moyen Âge». Elles étaient commandées par les autorités et s’intégraient complètement à l’architecture des édifices religieux (1). Cela ne signifie pas bien sûr que ces images n’étaient pas «frappantes» : la magie d’une représentation dépend toujours du statut ambigu de ce qu’elle montre, susceptible de jeter le trouble.
«Merde», «branleur», «con»
Au Moyen-Age, les images de sexe ont la même vertu qu’une insulte : «merde», «con». Comme les insultes, elles parlent d’ordure et de sexe. Leur fonction : repousser le mal par le mal. Ainsi que le soulignent les trois chercheurs, «Ces représentations peuvent donc très bien être «négatives» […] et en même temps posséder un pouvoir positif. De la même façon, aujourd’hui encore les Napolitains portent parfois sur eux des cornes rouges de diable pour éloigner le mauvais œil. Le sexe n’est qu’un motif parmi d’autres pour dissiper le mauvais sort ou protéger une zone. Il partage cette fonction avec les saints, la Vierge, le crucifix et des figures plus ambiguës que l’on retrouve sur certaines gargouilles». Que ces images nous déconcertent aujourd’hui montre bien à quel point les sensibilités ont changé dans l’Occident chrétien. La faute à qui ?
La faute à l’église
Nous sommes devenus incapables de voir une image de pénis ou de vulve sans l’associer à l’érotisme, aux émois et à l’excitation. C’est la faute à l’église, expliquent les trois chercheurs qui citent force censeurs ou théologiens vilipendant les nudités d’églises : au tournant du XVIe siècle, les tableaux dits «indécents» sont accusés d’inciter les croyants à la débauche. Le sexe, amalgamé avec l’idée du «plaisir charnel», se voit peu à peu privé de tout pouvoir opératif. En séparant ce qui est bas de ce qui est haut, les pères de l’église amputent le sexe de toute magie, de tout pouvoir. Autrefois, il protégeait la vie des individus, les maisons, les vergers, les villages. On le portait en broche pour partir sur les chemins de Compostelle. On en faisait des ex-voto. Il était un des talismans les plus courants avec la croix. Et maintenant ? «En réduisant le sexe à son pôle sensuel et érotique, l’Église a permis la naissance de la pornographie», concluent les chercheurs. Maintenant, le sexe est sexuel. Rien d’autre que sexuel, érotique, excitant, honteux, lascif et embarrassant.
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A LIRE : Image et transgression au Moyen-Age, de Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar et Vincent Jolivet, éditions papiers.
POUR EN SAVOIR PLUS : «Vive la Saint Foutin» ; «La vulve, anti-dépresseur mythique» ; «La plaie du Christ serait-elle une vulve ?« ; »Tu n’as pas honte ?«
(1) «Le fait que ces représentations soient fréquentes ne signifie pas qu’elles étaient anodines, qu’elles ne suscitaient aucune réaction. C’est justement parce que ces images sont obscènes, gênantes, qu’elles fonctionnent en tant que repoussoirs. L’insulte – langue tirée ou doigt brandi – fonctionne de la même manière. C’est parce que ces gestes sont interdits, parce qu’ils évoquent quelque chose d’impudique ou de malvenu qu’ils repoussent et, par conséquent, protègent. Et c’est pour les mêmes raisons qu’ils prêtent à rire.»
ILLUSTRATIONS : Nonne cueillant des pénis : Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, XIVe siècle, Paris, BnF ms. Fr. 25526, fol. 160r. / Homme montrant son anus : Psautier de Gorleston, 1310-1324, British Library, Add. ms. 49622, fol. 61r. / Homme montrant son pénis et femme écartant sa vulve : Eglise Ste Radegonde de Poitiers, XIIIe siècle, mur nord de la nef / Broche de pélerin : Journal of Archaeology in the Low Countries. Badge displaying an enormous phallus, the reverse shows a woman pushing a wheelbarrow loaded with phalli, 1375-1450, found in Vlaardingen (private collection).