Il existe un pays dans le monde qui reconnaît aux plantes la valeur de personnes morales. Depuis 2008, la Suisse protège les droits des organismes végétaux «parce qu’ils sont des êtres vivants». Trouvez-vous cela ridicule ? Immoral ?
En Suisse, la Commission fédérale d’éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain produit en avril 2008 un document intitulé La dignité de créature dans le règne végétal qui attribue à la plante une «valeur morale «intrinsèque, au nom de laquelle elle doit être protégée. «Ce document a suscité railleries et rejet d’une partie du monde scientifique», s’offusque Dominique Brancher, soulignant l’importance de redonner aux plantes ce qu’on leur doit. «Après tout la langue n’a-t-elle pas puisé prioritairement au végétal pour nommer les supports d’écriture – livre, book, burch – où l’homme consigne sa pensée ? Et les mots légume et lecture ne trouvent-ils pas une commune origine dans le latin legere ramasser, cueillir?». Pour Dominique Brancher, auteur du magnifique ouvrage Quand l’esprit vient aux plantes, nous devons énormément au règne végétal. Nous lui devons bien plus que l’air que nous respirons. Ne parle-t-on pas de «feuilles» pour désigner les pages d’écriture ? De «florilège» pour parler d’une anthologie ? La tête dans les étoiles, les racines dans la terre. Le végétal nous sert de modèle (1). Pour penser. Pour désirer.
Si ça déborde, c’est végétal
S’étonnera-t-on si «tout ce qui dépasse, déborde, s’épanche et s’épand relève de l’histoire lexicale du floral» ? Les fioritures, par exemple. Le végétal, dans notre langue, illustre presque systématiquement la fécondité de l’excentrique, l’exubérance des marges qui menacent l’ordre central. Le végétal ne respecte pas les règles. Qu’on le coupe : il repousse. Raison pour laquelle il importe de la réhabiliter, c’est-à-dire de remettre en cause l’idée reçue selon laquelle il n’aurait aucun esprit, aucun désir et partant… aucun droit. «Le fait de cantonner les plantes dans un en deçà de l’entendement et du raisonnement les rend peu dignes d’une attention éthique et philosophique», explique Dominique. Voilà pourquoi il faut réagir (2). Questionner nos préjugés. Concernant la sexualité des plantes, par exemple : est-il vrai qu’elles n’en ont pas ? Cela peut paraître loufoque, mais non. C’est avant tout «une manière de mettre fin à ce que Schaeffer appelle «l’exception humaine» et de miner, en s’inscrivant au cœur des débats contemporains, une conception exclusivement anthropocentrique des modes et des possibilités d’être».
«Les plantes ne «sentent» pas» : vérité ou préjugé ?
La réflexion sur la plante participe d’un grand, indispensable, «remue-ménage dans les frontières ontologiques», dit-elle, citant l’anthropologue Philippe Descola (3) qui invite ses lecteurs à remettre en cause ce que nous prenons pour des vérités absolues… Par exemple : que les plantes ne communiquent pas entre elles. «Faux», répond le botaniste Francis Hallé (4). Qu’elles n’ont pas de mémoire. A voir. Qu’elles n’entendent pas. Certaines réagissent pourtant au son. Que les plantes n’ont pas conscience de l’existence les unes des autres. Qu’en savons-nous ? Il existe peut-être d’autres systèmes de perception que ceux dont nous pensons avoir compris le fonctionnement… Tellement de mystères restent à résoudre. Regardez la frondaison des arbres un jour sans vent, mettez-vous sur le dos et observez l’espace vacant qui sépare leurs feuillages… Comme s’ils s’étaient donné le mot pour respecter une frontière invisible. Le phénomène reste inexpliqué (5). Aussi inexpliqué que l’existence de toutes ces merveilles qui, au XVIe siècle, sont présentées par les défenseurs du règne végétal comme des preuves que les fleurs sont… nos sœurs ?
L’olivier et la femme infidèle
Rétrospectivement, on peut s’en amuser, mais de nombreux penseurs de la Renaissance parlent d’arbres dotés du sens de la pudeur. La Mothe Le Vayer, par exemple, affirme qu’il y aurait «dans les Plantes un certain sentiment de Morale, qui fait que, si une femme de mauvaise vie plante un Olivier, ou il se meurt incontinent, ou il ne rapporte jamais de fruit». Un olivier refuserait-il vivre s’il était planté par une femme infidèle ? L’idée pourrait sembler poétique si elle n’était pas si misogyne. A l’époque, il semblerait cependant qu’une certaine élite libertaire examine avec sérieux la question. «Qui sait si les plantes ne possèdent pas quelques sens inouïs, inconnu de l’homme ?», demande le médecin du Roi, Guy de la Brosse, qui dérange les idées reçues au risque de sa carrière, en posant la question de savoir par quel miracle «l’herbe vive» est capable de sentir le contact de l’homme : ses feuilles se rétractent dès qu’on la caresse. On l’appelle d’ailleurs «sensitive», par allusion à ses nerfs délicats. Dominique Brancher rapporte que cette étrange créature «fait son entrée sur la scène de la modernité» (dans le champ du savoir occidental), en 1563, à Goa, par l’intermédiaire d’un médecin marrane nommé Garcia Da Orta, «dont le corps sera de manière posthume brûlé par l’Inquisition».
Le mystère de l’herbe pudique
C’est lui qui le premier signale l’existence de cette plante merveilleuse, s’extasiant de cette «chose remarquable, une plante si pure et si jalouse qu’elle ne consent pas qu’on la touche» Da Orta rajoute, avec un brin de forfanterie : «Une telle philosophie vaut d’être méditée». Guy de la Brosse se vante d’être le premier à l’avoir acclimatée en France. De nombreux savants se penchent sur elle, essayant de comprendre le secret de cette «herbe honteuse» qu’un baiser même des lèvres effarouche… Descartes lui-même s’attaque au problème. Il se fait fort de démontrer que la plante n’est pas sensible (encore moins pudique !) et qu’elle bouge suivant des principes purement mécaniques. «Il réclame à De la Brosse une graine de sensitive à cultiver dans son «jardin«– entreprise qui semble avoir échoué» puis remet à un de ses élèves le soin de démystifier la «pseudo» sensitive : non, cette plante n’a pas d’âme. Mais les Beaux Esprits ne se laissent pas rebuter pour si peu. Ils brandissent le cas d’autres plantes appelées zoophytes («animaux-plantes»), comme l’éponge ou la nepenthe (plante-carnivore) qui se montrent singulièrement anti-conventionnelles…
Des plantes qui provoquent le trouble
«Le zoophyte suscite le trouble dans les prétentions classificatoires, résume Dominique Brancher (par allusion au «gender trouble»), y compris celles dont il relève, et semble retourner sa force de questionnement contre ses propres critères de définition.» Elle évoque avec lyrisme le cas du corail, ce zoophyte, dont les branches – ainsi que dit la légende – seraient devenues rouges au contact du sang de la Méduse. C’est en tout cas ainsi qu’Ovidie le raconte dans ses Métamorphoses : le sang de la tête tranchée de Méduse aurait pétrifié les algues, «tiges légères, nées sous les eaux» de la végétation aquatique, sous les yeux charmés des nymphes de la mer, qui s’amusent depuis «à renouveler ce prodige». De ce passage de la plante à la pierre et du sang à la dureté métaphorique d’une érection, Proust aurait lui-même emprunté l’image équivoque (6) : lorsqu’il tente de «capturer, au soir tombant, l’apparition de «quelques taches d’essence impossible à confondre avec rien d’autre, quelques sporades de la bande zoophytique des jeunes filles.»
PLUS DE RENSEIGNEMENTS : Emission «L’esprit des plantes». Une émission radio (hélas, le podcast me marche plus, si quelqu’un a conservé l’émission qu’il-elle me l’envoie !?) «Les plantes possèdent-elles une intelligence ?» ;
A LIRE : Quand l’esprit vient aux plantes. Botanique sensible et subversion libertine (XVI-XVIIe siècles), de Dominique Brancher, éditions Droz.
NOTES
(1) L’idée de «lecture» se rapproche peut-être aussi de «collection». c’est-à-dire «moisson» ou «cueillette» : «D’après Isidore de Séville, le lector ressemble fort à un collecter qui recueille avec son esprit ce qu’il lit à la manière d’une moisson végétale, comme dans le célèbre vers des Bucoliques de Virgile : «Vous qui cueillez les fleurs«(III, 92).» (Source : Quand l’esprit vient aux plantes, Dominique Brancher)
(2) «Se prêtant à des usages subversifs, le monde de Flore peut donc être le vecteur d’une véritable crise catégorielle en ce qu’elle interroge les limites entre les règnes, notamment en matière de désir et de plaisir. La plante ne jouirait-elle pas d’une sexualité, avec ses semblables, voire avec les représentants d’autres règnes, les uns et les autres s’ébattant en autant de jeux phyto-érotiques ?» (Idem)
(3) «Le schème naturaliste caractérisant l’Occident n’irait désormais plus de soi – ce schème ségrégationniste opérant le grand partage entre le monde, les sujets humains et le monde des objets non humains qu’Aristote puis le christianisme auraient contribué à façonner avant son avènement à l’âge classique.» (Idem)
(4) Le botaniste Francis Hallé cite l’étonnante découverte de son collègue biologiste Wouter van Hoven concernant les acacias d’Afrique du sud… Tout part d’une curieuse épidémie qui frappe les antilopes appelées koudou. On retrouve 34 koudous morts dans un parc. Leur estomac est plein de feuilles d’acacia mais… ils sont morts de faim ! Pourquoi ? «Quand le koudou après avoir mangé, très peu (pourquoi ?) un acacia pour aller manger (très peu, pourquoi ?) un autre acacia, il ne va pas n’importe où, il remonte le vent. Pourquoi ?». Van Hoven a noté que si on suit le vent, les acacias deviennent non-comestibles : leurs feuilles sont astringentes, fortement chargées en tanin (poison). Si on remonte le vent, en revanche, on tombe sur des acacias mangeables. Conclusion : l’acacia mangé avertit les autres arbres en utilisant le vent pour communiquer des effluves chimiques. Il les prévient par émission d’éthylène. «Il existe donc une société des arbres», conclut Francis Hallé et ils utilisent le vent pour parler. Source : interview de Francis Hallé sur Youtube qui raconte l’histoire de façon lumineuse. La version «enquête criminelle» de la même histoire se trouve ici.
(5) Le nom de ce phénomène, ainsi que deux lecteurs ont eu la gentillesse de me le dire est «couronne de timidité». Pour en savoir plus : Francis Hallé, 2005. Plaidoyer pour l’arbre, Acte Sud, p. 40. Merci de tout coeur à Ret Maru et à Bernard M. !!!
(6) A l’Ombre des jeunes filles en fleur, édition Gasiglia-Laster, vol. 1, Paris, Garnier Flammarion, 1987, page 245.
(5) Le terme zoophyte n’est plus utilisé dans la biologie moderne. Le corail a été identifié comme un animal en 1744, les éponges aussi (en 1765). Quant aux plantes carnivores… ce sont juste des plantes.
ILLUSTRATION : Photos de Araki Nobuyoshi – Paradis de Fleurs –, réalisées pour une exposition à la Shiseido galery, en 2014.
LE MIMETISME DU MIMOSA : Drôle de drame, Marcel Carné (1937). Dialogues de Prévert. Commencer à 2mn3.