Le 18 avril 1969, à New York, sept garçons et filles perchés sur des rollers, sillonnent les trottoirs de la 5ème avenue et distribuent, en 10 minutes, 1500 exemplaires de deux poèmes du Kama Sutra de John Giorno. Un des poèmes prend la forme d’une petite annonce exhibitionniste.
«Beau Mâle 27 ans Aimant Etre nu Cheveux longs Beau cul 20 centimètres Avec prépuce enlèvera [ses vêtements] n’importe où n’importe quand»…
L’auteur du poème est célèbre. «John Giorno est alors une icône de la contre-culture. Il a joué dans Sleep, le film d’Andy Warhol […], conçu des performances sous LSD, fréquenté et aimé des artistes comme Robert Rauschenberg et Jasper Johns, et lancé une émission de radio pirate émise depuis le clocher de l’église Saint Mark dans le Lower East Side.» Pour Daniel Kane (qui participe au magnifique catalogue de l’exposition), John Giorno est un iconoclaste. Il fait de la poésie comme on fait de la musique punk, sur le modèle des slogans tagés contre les murs, hurlés dans un micro, collés sous forme d’affiches sauvages et diffusés aussi massivement que des images pornographiques, afin que la poésie touche des millions de gens (1). En réaction à la scène poétique new-yorkaise, qu’il trouve «suffisante, rigide, pompeuse et, surtout, ennuyeuse», John Giorno multiplie les coups d’éclat.
Sa poésie doit envahir la rue et c’est pourquoi dans les salles d’exposition du Palais de Tôkyô (2), quatre jeunes femmes en roller distribuent ses poèmes. Ils sont imprimés sur des feuilles de couleur à l’instar des «drapeaux de prières» que les Tibétains suspendent au croisement des chemins et au sommet des toits afin que le vent – caressant les formules sacrées bleues, vertes ou orange – les disperse dans l’espace et les transmettent aux dieux… Telles ces prières faites pour le vent, les poésies de John Giorno prennent l’aspect incantatoire de formules répétitives. Elles sont d’ailleurs le plus souvent tapées en miroir : les vers, décalé d’une ligne, se dédoublent le long d’une colonne de vide, invisible pliure, qui les séparent en deux. D’un côté le poème, de l’autre son écho. D’un côté la voix, de l’autre sa rémanence… On ne sait pas s’il faut lire à droite ou à gauche.
Florence Ostende, Commissaire de l’exposition, voit dans cette écriture divisée une forme d’exorcisme. «La répétition vertigineuse qui rythme son écriture fait écho aux pensées qui se ressassent en boucle dans nos têtes – une “télé qui ne s’éteint jamais“ pour Giorno, un “dialogue précognitif“ pour Burroughs qu’il compare à “la lumière crue d’une lampe-torche sur nos âmes“.» Les poèmes de John Giorno ont un aspect incantatoire. Leurs mots comptent moins que leur musique et le rythme sur lequel il est possible de les réciter, peut certainement nous induire en transe. Qu’importe le contenu. Dans le poème pornographique, par exemple, Giorno a beau décrire l’équivalent d’un viol ou d’un rêve effrayant, tout finit bien… au paradis.
«Sept officiers / de l’armée cubaine / en exil / étaient chez moi […] J’ai oublié le compte / du nombre de fois / qu’ils m’ont / baisé / dans toutes les positions / concevables. / À un certain / moment / ils ont fait / un cercle / autour de moi / et j’ai dû / ramper / d’un entrejambe / à l’autre / en suçant / chaque queue […] / Quand je me les suis / toutes faites / je tremblais […] / mais […] en même temps / j’étais / au paradis.»
On perd souvent le compte, avec John Giorno, des nombres de fois qui rythment nos journées. Combien de fois a-t-on fait l’amour avec untel ou unetelle ? Au cours d’une vie, combien d’heures a-t-on dormi ? Combien de fleurs a-t-on senti ? Combien de souvenirs est-on capable de se rappeler ? «La vie est une tueuse», dit-il. Life is a killer. Elle nous assassine chaque jour un peu plus. Et c’est pourquoi ses poèmes, en droite ligne du style initié par Blaise Cendrars, peuvent-ils si facilement prendre la forme de formules figées comme ces titres de journaux ou ces ritournelles pop qui concentrent de façon choc une forme de vacuité.
«Politique à la dérive, consommation à outrance, saturation de junk food, épidémie de sida, guerre au napalm… Les poèmes de Giorno dressent un portrait viscéral d’une Amérique tourmentée par l’excès et le vide» (Florence Ostende)
«Dites NON aux valeurs familales ». «Les suicides sont les chants de l’espérance»
«Les champs de marguerites sont des personnes qui m’ont trahi». «Les orchidées sont les langues qui ont menti».
«Les hyacinthes sont le chant des suicides». «Les gros bouquets de roses rouges sont tous ceux avec qui j’ai fait l’amour»
«Que tous les petits insectes noirs qui pullulent sur les pivoines soient mes fils et mes filles dans une vie future». «Nous avons fait une fête pour les dieux et les dieux sont TOUS venus».
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EXPOSITION «I LOVE JOHN GIORNO» de Ugo Rondinone présentée au Palais de Tôkyô (du 21 octobre 2015 au 10 janvier 2016), première rétrospective au monde consacrée à la vie et l’œuvre du poète américain John Giorno.
Horaires d’ouverture : de midi à minuit, du mercredi au lundi. Fermé les mardis, 25 décembre 2015 et 1er janvier 2016.
A LIRE : Un numéro spécial de 220 pages de la revue Palais tient lieu de catalogue, avec notamment des poèmes de John Giorno traduits par Gérard-Georges Lemaire, son ami depuis 1975.
LE POETE FRANCAIS CHRISTOPHE FIAT, FILS BENI DE JOHN GIORNO : une interview de lui sur le thème de la ritournelle, concept inventé par Deleuze et Guattari.
NOTES
(1) «Son arme contre une Amérique malade ? Faire de sa poésie un virus combatif et accessible à tous, une force de frappe aussi puissante que le marketing ou une chanson pop. Qu’ils soient enregistrés sur un disque ou un répondeur téléphonique, sérigraphiés ou peints sur toile, déclamés sur scène ou déstructurés sur la page d’un livre, ses poèmes sont des images dont la reproduction par la technologie est sans limite» (Source : Florence Ostende, Commissaire de l’exposition, dans le catalogue édité par le Palais de Tôkyô)
(2) Par allusion à la performance de 1969, quatre patineurs roulent en distribuant des poèmes à l’intérieur du Palais de Tôkyô sur l’ensemble de la période de l’exposition (du 19 octobre 2015 au 10 janvier 2016) aux horaires d’ouverture : de midi à minuit, du mercredi au lundi (fermé les mardis, 25 décembre 2015 et 1er janvier 2016). Deux autres patineurs ont été prévus en renfort à l’extérieur pour le vernissage (qui avait lieu le 19 octobre 2015), la FIAC (du 22 au 27 octobre) et la soirée John Giorno Live (18 novembre).