Certains soirs, quand vous rentrez du travail, vous n’avez pas forcément la tête à ça. Vous avez juste envie de vous reposer… Malheur. Et si votre épouse / votre époux portait plainte pour non-respect du devoir conjugal ?
En 2011, Jean-Louis G. est condamné par la cour d’appel d’Aix en Provence à 10000€ de dommages et intérêts dans le cadre d’un divorce pour faute. Jean-Louis ne faisait pas assez souvent l’amour avec sa femme, ce qui constitue «une violation grave et renouvelée des devoirs et obligations nés du mariage», déclarent les magistrats. Dans un article intitulé «Le devoir conjugal tu honoreras», le journaliste Vincent Olivier raconte : «Tout avait pourtant bien commencé entre Jean-Louis et sa femme : un mariage en 1986, la naissance de deux enfants, en 1990 et 1991. C’est en 2007 que Monique engage une procédure de séparation. En janvier 2009, le juge prononce le divorce aux torts exclusifs de son mari pour non-respect des obligations du mariage.» Surprise. Jean-Louis apprend qu’il doit payer 10 000 euros de dommages et intérêts, au titre de l’article 1382 du Code civil, lequel condamne toute personne qui «cause à autrui un dommage». «Choqué par le motif, Jean-Louis fait appel et, pensant bien faire, invoque pour justifier son manque de libido des «problèmes de santé et une fatigue chronique générée par ses horaires de travail». Mal lui en prend: il fournit de lui-même la preuve qui manquait à sa femme. En l’espèce, l’honnêteté ne paie pas. «Jean-Louis a été mal conseillé. N’avouez jamais !» préconise Emmanuèle Pierroux, avocate au barreau de Paris».
«Communauté de vie» = sexe obligatoire
Le devoir conjugal fait-il partie du Code Civil ? Sur son site Internet, Anne Marion de Cayeux, avocat au Barreau de Paris, explique : «Il s’agit d’un devoir innommé. La loi sur le mariage prévoit seulement que les époux “se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance“ (article 212 du Code Civil), et qu’ils “s’obligent mutuellement à une communauté de vie“ (article 215 du Code Civil). Il n’y a aucune obligation explicite d’entretenir des relations sexuelles. Ce sont les juges qui ont affirmé historiquement que les époux ont l’obligation d’entretenir une sexualité régulière, non seulement au début de leur mariage qui doit être “consommé“, mais encore de manière renouvelée pendant toute la durée du mariage. Au départ, il s’agissait de préserver un ordre moral supérieur. Il fallait que le couple procrée, pour assurer la transmission du patrimoine, dans un cadre stable. Il fallait éviter aux conjoints toute “tentation du vice“ et permettre l’observance de l’obligation de fidélité – source d’enfants illégitimes.» Ce que l’expression «communauté de vie» dissimule, pudiquement, c’est donc l’obligation de faire régulièrement l’amour. Cette exigence que la justice française ne cesse de rappeler, date d’un arrêt de la Cour de cassation prononcé en 1956. Vous voilà prévenu.e.s : dans le cadre du mariage, l’abstinence même partielle est illégale.
Le nombre de rapports est-il fixé par la loi ?
Le contraire aussi d’ailleurs. En 1970, un homme est jugé fautif pour avoir exigé trois rapports quotidiens auprès de son épouse. Mais alors, quelle fréquence la loi fixe-t-elle ? Interrogé par la journaliste Sophie Parmantier, Maitre Jacquinot explique : «Ce n’est pas déterminé par la jurisprudence, heureusement !». Le droit canonique estime, lui, que six mois chastes équivalent à de l’abstinence. Reste à prouver qu’il n’y a pas eu de relation pendant plusieurs mois de suite… Comment faire ? Dans le cas précis de Jean-Louis, c’est lui qui a reconnu les faits. Il n’aurait pas dû. Mais il se peut que, très vite, les affaires du même style se multiplient.
Espionnage légal de nos «ébats»
Car les avocats sont rusés et les nouvelles technologies à double tranchant. Prenez l’Apple Watch. Lorsqu’elle est lancée début 2015, la presse a tôt fait d’en dénoncer les failles… Dans un article publié sur InternetActu, Hubert Guillaud raconte : «La montre d’Apple va enregistrer les fréquences cardiaques de son utilisateur et en permettre le partage. Tim Cook a assuré qu’Apple n’aura pas accès aux données de santé enregistrée par la montre – ce qui n’engage que ceux qui souhaitent le croire… Mais en fait, visiblement, il laissera aux utilisateurs le choix de donner accès ou non à ses données cardiaques, à des applications tierces – une modalité qui risque surtout d’autoriser tous les excès, par simple commodité d’utilisation«.
«Plusieurs commentateurs s’inquiètent de cet enregistrement passif de nos données de santé, qui lui, ne peut pas être désactivé semble-t-il. Rappelant le procès américain où les données enregistrées par un le podomètre Fitbit avaient été convoquées pour disculper une personne, Kashmir Hill souligne qu’à l’avenir, les données de santé collectées automatiquement par la montre pourraient être convoquées par la justice pas forcément pour vous disculper. Demain, un avocat trouvera certainement dans nos données cardiaques le moyen de prouver un divorce.
Peut-on prendre la signature cardiaque d’un rapport sexuel pour une autre ?
»Comme le soulignait Guillaume Champeau sur Numerama, l’enregistrement du rythme cardiaque du porteur d’une montre connectée permet potentiellement de détecter quand nous faisons l’amour. Nos rapports sexuels portent une signature cardiaque caractéristique (1)… Comment seront-elles utilisées demain ?».
Voilà donc le meilleur des mondes connectés, le futur excitant qu’on nous prépare. Un monde dans lequel l’Association Mondiale des Sexologues (2) – avec l’appui de l’OMS – encourage depuis 1975 les pays à adopter les mêmes législations : au nom de la «santé sexuelle», les comportements individuels font l’objet d’une répression judiciaire. Sont nommées «irresponsables» les personnes qui ne prennent pas soin de leur santé (sexuelle). «Coupables», celles qui lèsent la santé (sexuelle) d’autrui. Par un curieux retournement de sort, la culpabilité a changé de camp, mais le stigmate reste le même : avant, il y avait les «pervers», maintenant les «abstinents». La même logique de surveillance et de contrôle s’exerce. Sous couvert d’encourager la liberté sexuelle on en fait une affaire d’hygiène, de bien-être, d’épanouissement et de performances, chiffres à l’appui. On voudrait nous dégoûter du sexe qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
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CE QU’EN DIT ANNIE LE BRUN
«Nous avons outrepassé les oppositions traditionnelles en la matière, et nous pouvons définir notre époque comme celle des paradoxes terminaux, celle où les contraires peuvent parfaitement coexister (et s’alimenter réciproquement) : la diffusion sans précédent de l’imagerie pornographique, et la tendance au renforcement de la censure ; la permissivité générale, et l’apologie de la répression ; la normalisation des minorités sexuelles (dont le mariage gay n’est que le dernier avatar, plutôt amusant, d’ailleurs, puisqu’il ne révèle rien d’autre qu’un acharné désir de norme), et la dictature de la bien-pensance, des bons sentiments, ce que Nietzsche appelait la “moraline“ ; la conception naturaliste de la sexualité, et le retour à l’ordre moral (dont témoignent les débats récents sur la prostitution, ou les dérives engendrées par l’obsession sacrificielle de la pédophilie). Mon hypothèse, c’est que ces phénomènes apparemment opposés ne coexistent si bien que parce qu’ils sont fondamentalement complices. Parce qu’ils partagent un même refoulement : celui de l’érotisme, justement. C’est même pourquoi, aujourd’hui, la propagande anti-érotique peut parfaitement s’inscrire au sein des représentations les plus hard». (Soudain un bloc d’abîme, Sade, d’Annie Le Brun, Gallimard)
POUR EN SAVOIR PLUS : Article «Santé sexuelle, droits sexuels, médecine sexuelle : un champ en mouvement» du sociologue Alain Giami
VIDEO : une émission (Europe 1) dans laquelle intervient Anne Mrion de Cayeux, avocat au barreau de Paris
NOTES
(1) «Selon une étude italienne publiée en 1980 dans le Giornale Italiano de Cardiologia, pendant les préliminaires d’un rapport amoureux entre un homme et une femme, le rythme cardiaque des deux partenaires augmente d’environ 30 pulsations par minute (bpm), pour atteindre chacun un rythme moyen de 104 bpm. Puis pendant l’acte sexuel lui-même, le coeur bat plus fort encore, de façon plus intense et plus longue chez la femme. Selon les chercheurs qui ont étudié l’activité sexuelle de 10 couples, les femmes connaissaient en moyenne 2,8 minutes de pic d’intensité cardiaque à 137 bpm contre 2,1 minutes à 126 bpm pour les hommes. […] l’avènement des montres connectées comme l’Apple Watch et autres bracelets dotés de capteurs de fréquence cardiaque fait que leurs utilisateurs captent en permanence leur pouls, et que les courbes d’effort sont généralement envoyées vers les serveurs de centralisation de données médicales des fournisseurs d’API. Il s’agit de SAMI chez Samsung, HealthKit chez Apple, Dr Watson chez IBM, HealthVault chez Microsoft, ou encore Fit chez Google, sans oublier les ambitions de Facebook. […] Or comme le montre l’étude italienne et d’autres qui ont suivi, les rapports sexuels portent une signature caractéristique qui permet de savoir facilement, en analysant les courbes de pulsations des individus, s’ils font l’amour, quel jour, à quelle heure et pendant combien de temps. Voire avec qui, si des courbes sont synchronisées dans un même rayon géographique.» Et si un juge s’emparait de ces données dans le cadre d’un procédure de divorce ? (Source : article de Guillaume Champeau sur Numerama)
(2) L’Association Mondiale de la sexologie (WAS) s’est rebaptisée en 2005 Association Mondiale de la Santé Sexuelle (WASH), pour devenir en 2007 une organisation partenaire de l’OMS. Le groupe s’est donc nettement politisé. Il s’agit de jouer la carte «sexualité» sur l’échiquier mondial…
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : la première partie sur «A quoi sert le sexe ?», la seconde «Faut-il militer pour le droit au sxe ?» et la troisième aujourd’hui avec le «devoir conjugal»