Le concept de «santé sexuelle» prône l’idée selon laquelle la sexualité ne se réduit pas seulement à la reproduction, mais participe à une meilleure santé et au bien-être. C’est en vertu de ce joli discours que les juges, maintenant, condamnent les conjoints qui ne remplissent par leur «devoir». Merci qui ?
En 1974, 29 sexologues (essentiellement américains et européens) organisent une conférence à Genève, sous les auspices de l’Organisation Mondiale de la Santé et mettent au point le concept de «santé sexuelle» avec les meilleures intentions du monde… L’enfer est pavé de bonnes intentions. Leur idée – en apparence très progressiste – repose sur le raisonnement suivant : si l’on conçoit la santé comme «un état de complet bien-être physique, mental et social» (définition officielle de l’OMS), alors, certainement, la satisfaction des besoins sexuels participe de ce bien-être. Pour les sexologues, il s’agit avant tout de dissocier la reproduction du plaisir. «Non, le sexe ne sert pas qu’à faire des enfants», disent-ils, animés par le désir farouche de légitimer une vision «positive» du plaisir sexuel. Mais la notion de «plaisir gratuit» ne passe pas. Il faut le légitimer. Lui trouver une raison d’être. Les sexologues décident alors de transformer l’orgasme en facteur d’épanouissement et lui donnent pour objectif “l’amélioration de la vie et des relations personnelles“. Ce faisant, par un habile tour de passe-passe, ils font entrer la sexualité dans le champ (vertueux et rentable) de la santé : ils la médicalisent. Pire encore : ils disent que la sexualité améliore la sociabilité des individus.
La sexualité au service de la «communication»
Leur rapport, publié par l’OMS en 1975, définit la sexualité comme ce qui peut «enrichir et développer la personnalité, la communication et l’amour». Les auteurs du texte vont jusqu’à poser que «L’objectif de la santé sexuelle réside dans l’amélioration de la vie et des relations personnelles». La dérive est totale. Dans un article consacrée à «la médicalisation de la sexualité», le sociologue Alain Giami dénonce «l’ouverture du concept de santé vers des domaines habituellement régulés par la morale.» Quoi de plus pernicieux, en effet, que mettre la sexualité au service d’une bonne cause ? Les bonnes causes dissimulent toujours des intérêts géo-stratégiques. Elles font marcher les foules au pas. C’est au nom des bonnes causes qu’on tue… Faudrait-il aussi qu’on baise pour la bonne cause ? Lorsque le rapport est publié, personne ne semble s’émouvoir de son fort potentiel de nuisance. Les années passent. Irréversiblement, le concept de «santé sexuelle» se répand. Les médias le diffusent avec enthousiasme : on prêche la bonne parole du sexe. «Ca sert à être en bonne santé et à mieux communiquer». «Ca sert à cimenter le couple». «Ca sert à s’épanouir»…
La sexualité au service du confort (matériel)
La sexualité devient une chose «naturelle», «saine», voire «hygiénique» dont les médecins confirment – à grands renforts d’études – les vertus thérapeutiques. Que l’orgasme vous protège des maladies cardio-vasculaires, des cancers de la prostate ou tout simplement du stress, cela est certes rassurant à entendre. Mais il y a une forme de perversion insidieuse dans ce discours qui réduit la sexualité à sa fonction la plus basse (Dumézil parlerait de la “troisième fonction”)… La sexualité ne «sert»-elle vraiment qu’à cela : «satisfaire» l’individu ? Assurer son bien-être ? Et que faire alors de cette «masse de ténèbres» qui résiste à toutes les tentatives de neutralisation ? Dans un ouvrage consacré à Sade – Soudain un bloc d’abîme – Annie Le Brun déplore «que l’époque en soit arrivée là, je veux dire à susciter comme une manière d’autodéfense cet aveuglement savant»… Que font en effet les «experts» de la charge explosive des fantasmes ? Ils l’escamotent. Le mot «passion» n’obtient pas grâce à leurs yeux : trop chargé de douleur. Ils lui préfèrent le mot «amour», lénifiant, sage et honnête… A leurs yeux, tout excès relève du pathologique et la souffrance signale forcément une anomalie qu’il s’agit de «soigner»… Amputant la sexualité de ses parts d’ombre, si dérangeantes et de ses dimensions symboliques, si violentes, les médecins affirment que la sexualité a une fonction (?). Cette fonction c’est de satisfaire l’individu (?!). Si vous n’êtes pas satisfaits, c’est que vous êtes malade… ou que vous êtes avec une personne malade. Auquel cas, il faut l’emmener se faire soigner. Si cette personne refuse, il faut la trainer devant un juge.
Quand le droit s’en mêle
Dans le système de valeurs occidental, dominé par l’idéal du confort matériel, il importe que chacun puisse jouir des biens de consommation, qui garantissent (en théorie) le bien-être de tous. La sexualité n’y échappe pas : elle aussi doit participer au «bien», de gré ou de force. En 1999, l’Association Mondiale de Sexologie (WAS) qui tient sa 14e conférence à Hong Kong, toujours sous les auspices de l’OMS, pose l’idée terriblement pernicieuse des «droits sexuels». Les individus qui estiment être lésés en matière d’orgasme peuvent désormais porter plainte. Motif de la plainte ? «Atteinte aux droits sexuels». Les droits sexuels – qui font leur entrée dans la liste des droits fondamentaux (les «droits humains») – se voient consacrer une «Déclaration des Droits Sexuels» dans laquelle on peut lire «que pour atteindre et conserver un bon niveau de santé sexuelle [sic], les droits sexuels de tous doivent être respectés, protégés et mis en oeuvre». L’article 16 de la Déclaration stipule que «Chacun a le droit d’accès à la justice, au recours et à la réparation en cas de violation de ses droits sexuels. A cette fin, sont requises des mesures éducatives, législatives, judiciaires ou autres qui soient efficaces, adéquates et accessibles. Les voies de recours incluent la réparation par la restitution, la compensation, la réhabilitation, la satisfaction et la garantie de non-répétition».
«Droits sexuels» : Bienvenue à Antigua
Ce que les «droits sexuels» inaugurent, sous couvert de nous «protéger», c’est le droit pour les juges de nous condamner si nous ne remplissons pas nos «devoirs». C’est le droit aussi pour certains états de faire ingérence dans d’autres pays, au nom de valeurs soi-disant universelles qui sont toujours, et inévitablement, celles des puissances dominantes (1). Représentés par les institutions «internationales» que sont l’OMS ou l’ONU, les pays les plus puissants peuvent se permettre de juger coupables les autres pays ayant des pratiques dites «barbares». Il est bien entendu que les nymphoplasties et les prothèses mammaires ne sont pas considérées comme des pratiques barbares… Mais qu’importe. Rien n’arrête la cause une fois qu’elle est lancée. En mai 2000, l’Association Mondiale de Sexologie (WAS) organise un séminaire à Antigua (Guatemala) et fonde la «santé sexuelle» sur la notion de «comportement sexuel responsable». Chaque individu est désormais tenu pour responsable de sa bonne santé libidinale et conjugale. Personne n’a plus d’excuse maintenant qu’il existe des pilules bleues ou violettes. Les laboratoires pharmaceutiques veillent à ce que Chacun puisse profiter au mieux des avantages qu’offrent le progrès. Signe des temps : depuis le 28 novembre 2015, des sextoys comme le Tiani – cerclés d’or comme des bagues de mariage – sont vendus avec une «Assurance rupture». Comme tout le monde le sait, le plaisir sexuel n’est pas gratuit. Il sert à garantir la stabilité du couple. Dans le cas contraire, il importe qu’on puisse obtenir réparation, «par la compensation, la satisfaction et la garantie de non-répétition». Au fait, ça vous excite un sextoy vendu avec une assurance ?
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A LIRE : «Soudain un bloc d’abîme, Sade», d’Annie Le Brun, Gallimard, Folio Essais. «Santé sexuelle : la médicalisation de la sexualité et du bien-être», de Alain Giami. Dans : Le Journal des psychologues N°250, 2007.
NOTES
(1) L’Examen Périodique Universel (EPU) est un mécanisme nouveau et unique des Nations Unies qui consiste en l’examen de tous les pays du monde, tous les quatre ans, sur leurs pratiques en matière de droits de l’homme. Sur le chapitre des droits sexuels, comme sur les autres, chaque pays reçoit une note en fonction d’un barème et reçoit des «recommandations» qu’il lui appartient ou non d’accepter…
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : la première partie sur «A quoi sert le sexe ?», la seconde partie aujourd’hui et la troisième jeudi avec un article consacré au «devoir conjugal»