Encore de nos jours, les médecins disent «pudendal» (honteux) pour désigner le nerf responsable des orgasmes. Et les parents essayent de «faire honte» à leurs enfants qui jouent au docteur. Mais pourquoi parle-t-on des «parties honteuses» ?
Dans un ouvrage colossal – Equivoques de la pudeur, aux éditions Droz – la chercheuse Dominique Brancher explore les usages retors de la pudeur au moment même où ce mot apparaît dans notre langue. Parmi les 700 pages de cet ouvrage aux allures de roman gothique, – qui passe des salles de dissection transformées en théâtres macabres aux cellules glacées de la Conciergerie – elle consacre deux pages à l’expression «parties honteuses», dont les origines remontent à la Genèse (2:25) : «L’homme et sa femme étaient tous deux nus, et ils n’en avaient point honte» (Genèse 2:25).
Lorsqu’il est question de la pudeur, la plupart des gens pensent immédiatement à ce récit, situé tout au début de la Bible, et auquel on attribue l’idée reçue selon laquelle Adam et Eve ont eu «honte» de leur nudité après avoir mangé la pomme. Or ce que le texte dit est légèrement différent car la première réaction d’Adam et Eve (une fois le fruit mangé) n’est pas la honte… c’est la peur. Ils se cachent. Dieu demande : «Où es-tu, Adam ?». Celui-ci répond : «J’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché.» Sans vraiment tenir compte de ce que suggère le texte, infiniment subtil et polysémique, les premiers Pères de l’église l’interprètent comme une prise de conscience de la faute, faute avérée par cette marque de flétrissure que représente la nudité.
De façon très révélatrice, lorsque Saint Jérôme (354-430 par. J.-C.) traduit l’Ancien Testament en latin, tout en affirmant respecter strictement la «vérité hébraïque» (1), il détourne le sens des textes de façon insidieuse. Dans Equivoques de la Pudeur, Dominique Brancher prend pour exemple l’histoire de Noé : un soir, complètement saoul, Noé se déshabille en état second et son fils, Cham, le surprend tout nu dans sa tente. Dans le texte original de la Genèse (9, 22-23) «c’est le mot hébreu erwéh, nudité, qui sert à désigner les organes génitaux du père enivré, indécemment découvert devant son fils Cham. Le mot […] connote avant tout la vulnérabilité, le dépouillement». Mais pour traduire le mot «nudité», Saint Jérôme s’abstient soigneusement d’utiliser «nuditas». «Il traduit cette nudité par verecunda et verenda», explique Dominique Brancher, qui ajoute : «Dans l’anthropologie chrétienne, où le destin du corps est de lutter sans répit contre lui-même, la verecundia [la honte] est entachée de culpabilité.»
C’est le mot signifiant «honte» que les Pères de l’église utilisent pour désigner couramment les organes génitaux. Parce que la honte, disent-ils, est la conséquence de la chute. «Le passage métonymique de la génitalité infâme au sentiment de honte souligne l’immondice première du corps, son irrémissible humiliation, souligne Dominique Brancher. La synecdoque résorbe le tout du corps dans sa partie infamante.» Autrement dit : lorsque les chrétiens parlent de «honte» pour désigner le pénis et le vagin, ils imposent une perception négative du corps et posent sur la nudité le stigmate de la faute. Impossible de s’aimer désormais, «puisque l’innocence est perdue et que le corps sexué ne peut s’appréhender que sur le mode rétrospectif de la culpabilité. Calvin le rappelle dans un sermon : «Sans le péché de l’homme nous n’aurions point honte d’estre nuds.» Médecins et anatomistes de la Renaissance continueront à se servir des dérivés de *pud [pudenda, pudoricité, pudorité, etc] pour désigner les parties génitales. Selon Paracelse, elles méritent ce nom parce que l’homme, qui en était originairement privé, est devenu honteux de les porter depuis le péché originel».
Au XVIe siècle, lorsque l’industrie du livre imprimé prend son essor en Europe, les traductions de la Bible en langue vernaculaire ne font que reprendre, et parfois même accentuer, ce dégoût de la chair, coupable, mille fois coupable. Lorsque Lefèvre d’Etaples (1450-1537), traduit la Vulgate en Français, il reprend donc en toute logique le mot verecunda utilisé par saint Jérôme en le convertit en «parties honteuses». D’autres traductions, en latin, traduisent «la nudité» par : «l’infamie» (turpitudo). Malheur au traducteur qui tenterait de respecter le texte original. Dans la Bible hébreu-latin d’un des plus grands hébraïsants du siècle, le dominicain sante Pagnini, le mot «nudité» est généralement traduit tel quel mais… «au nom du respect de la foi catholique», l’éditeur Arias Montanus (1) traque Pagnini dans les marges : nuditas se voit presque systématiquement barré au profit des vocables de la honte. «Déculpabiliser la nudité n’est pas un geste idéologique anodin», surtout à cette époque.
Caleçonner les parties honteuses des nus du Jugement dernierAu XVIe siècle, la représentation des corps nus fait scandale. Le Vatican se met à censurer les plafonds peints par Michel-Ange. «En 1559, Paul IV envoie Daniele da Volterra à la Chapelle Sixtine pour «caleçonner» les parties honteuses des nus du Jugement dernier. Lors de la Session du concile de 1563, la beauté indécente des corps nus se pose à nouveau de manière aiguë […]. Selon Rinaldo Corso (Discorso sopra l’Onesta dell’ Imagini, 1570), la nudité ne représente plus la forme de perfection qu’elle pouvait endosser dans la tradition néoplatonicienne, elle est le signe de la destitution de la grâce, l’«œuvre du démon».» La notion d’obscénité émerge. Les corps sexués se voient conférer une charge sexuelle qu’ils n’avaient pas forcément jusque-là. Il devient difficile pour les médecins de parler des fonctions corporelles sans paraître lubriques. Au moment même où les beaux esprits se targuent de «pudeur» (un mot qui apparaît en 1535) et où le voile de la décence recouvre les pénis et les vulves… tout devient curieusement suggestif : plus on cache les choses, plus elles suscitent une curiosité trouble. L’imagination s’enflamme. On voit de la duplicité dans une formule de convenance et des sous-entendus scabreux dans le moindre rougissement…
Ce que Dominique Brancher met magnifiquement en lumière, dans une langue aussi généreuse que les «ébullitions connotatives» auxquelles elle fait allusion, c’est que la censure morale se renverse facilement «en art de la suggestion». «La pudeur est une ruse du plaisir […] qui désigne ce qui ne doit pas être vu, indique ce qui ne doit pas être dit, signale ce qui ne doit pas être pensé et qui, fondamentalement, est de l’ordre de la jouissance sexuelle (ou de ce qui est construit comme tel). Si la scène originelle de la pudeur chrétienne consiste à masquer le sexe, c’est qu’il est l’appendice visible d’un plaisir intérieur qui s’exprime dans les «plis» du corps et de la langue et qui ne peut s’inscrire que sous la forme de son interdiction dans le champ de la représentation. De même le rougissement pudique révèle le désir en le masquant. La pudeur est le mode d’apparition en creux du sexuel, la condition culturelle de son entrée oblique sur la scène de l’image ou du texte».
Pour finir, dit-elle, «en réduisant le sexe à son pôle sensuel et érotique, au détriment d’autres fonctions apotropaïques et protectrices, l’Eglise a [sans doute] permis «la naissance de la Pornographie» et favorisé, dans l’art profane où elle relègue la nudité, le déploiement d’une chair désirable, immanente, dépouillé de de toute signification symbolique». Autrement dit : chassez le sexe, il revient au galop… Mais il revient sous une forme dégradée. Lorsque les médecins croient pouvoir réhabiliter les organes génitaux en les lavant de la faute, ils n’y arrivent pas. Le vocabulaire reste marqué, profondément, par les vocables dérivés de la honte. En 1821, le Dictionnaire des Sciences médicales dénonce, à l’article «pudendum, pudenda», cette «dénomination tout à fait impropre. La honte ne saurait en effet résulter ni de la présence ni de l’usage de ces organes, elle s’attache seulement aux vices qui suivent l’abus qu’on en fait». Dominique Brancher note avec ironie : «De même, l’article «honteux» s’inaugure par cette observation : […] «se dit très improprement des parties génitales de l’un et de l’autre sexe. Il n’y a rien de honteux dans la structure de l’homme». Pourtant, résurgence de strates plus anciennes, en 1966 le maillot de bain minimum est encore surnommé cache pudeur, curieux et dernier avatar de la pudeur/honte désignant les organes sexuels, qu’une méta pudeur doit dissimuler».
Couvrez cette pudeur que je ne saurais voir ?
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A LIRE : Equivoques de la pudeur. Fabrique d’une passion à la renaissance, de Dominique Brancher, Droz, sept 2015.
NOTES
(1) Montanus est chargé par le roi d’Espagne de diriger l’impression d’une Bible Polyglotte (en plusieurs langues).