Certaines cartes de visite sont d’apparence innocente. Il s’en trouve une à l’exposition «Prostitutions», au Musée d’Orsay, devant laquelle on passe sans comprendre : «Madame Gautier, visible les mardis, mercredis, jeudis et vendredis, de midi à 6 heures»
La carte se trouve dans une salle ornée de poufs rouge-sang moelleux, disposés autour d’un présentoir. Lorsqu’il y a du monde à l’exposition (c’est-à-dire tout le temps), les visiteurs en masse échouent généralement dans cette salle, épuisés. Ils s’assoient sur les poufs. D’autres visiteurs aimeraient accéder aux objets qui se trouvent dans le présentoir. C’est alors que des cris jaillissent. «Monsieur, vous êtes pratiquement en train de me grimper dessus». Une grosse dame assise proteste. Un monsieur tente de voir les bristols publicitaires situés derrière elle. Il est vrai qu’il lui grimpe dessus. L’exposition agit sur les esprits, exacerbe la tension palpable qui règne entre les murs…
Cela ne favorise guère l’attention prêtée à ces cartes qui datent du XIXe siècle. La plupart d’entre elles, il faut bien le dire, proposent le même genre de services que l’on trouve couramment de nos jours dans les petites annonces : «massage hygiénique», «massage nouvelle méthode», etc. La carte de Madame Gautier se veut plus allusive. Quatre jours sur sept, Madame Gautier se rend «visible» au 2 rue Véronèse. Le visiteur de l’exposition en déduit que Madame Gautier reçoit les clients dans une tenue décente, tenue qui n’est pas destinée à le rester longtemps. Serait-ce tout ?
L’historienne Gabrielle Houbre (Université Paris Diderot) qui a eu la chance de tenir cette carte entre les doigts remarque que non, il se cache quelque chose là-dessous. Mélange de bon goût et d’incongruité, le texte inscrit sur le bristol pose problème : «Certes une bourgeoise a le plus souvent un jour de réception et elle peut l’indiquer sur sa carte, mais il ne saurait être question de quatre jours, pas plus que d’attendre les visites avant trois ou quatre heures de l’après-midi.» Le mot «visible», par ailleurs, dérange, car il «suggère tout autre chose et de façon assez éloquente pour échauffer l’imagination des hommes à qui il s’adresse». Autre chose, mais quoi ?
C’est cette carte qui attire tout d’abord l’attention des autorités en 1873. Elle «alerte le service des moeurs de la Préfecture de police. Une enquête est diligentée “au sujet de la femme qui distribue des cartes semblables à celle ci-jointe“, et l’agent prend soin d’épingler un spécimen au bas de son rapport». Qui est Madame Gautier ? C’est d’abord ce que l’agent essaye de mettre au clair. Les actes d’état civil révèlent qu’Estelle Emilie Gautier est née à la Villette le 3 janvier 1842, qu’elle a épousé à 22 ans Jean Boussaton, un charpentier originaire de Charentes reconnu comme un bon travailleur : il gagne de 7 à 8 francs par jour (un très bon salaire pour la profession).
L’enquête continue. L’agent de police découvre que peu après son mariage, Estelle Emilie a ouvert un troquet, qu’elle tient avec sa mère et où elle sert à boire aux ouvriers. Ce troquet se situe à moins d’une demi-heure à pied du 2 rue Véronèse où elle loue depuis juillet 1873 une chambre située au sixième étage. Loyer annuel : 200 francs «ce qui augure un minimum de confort». L’agent interroge la concierge. Celle-ci affirme que sa locataire exerce le métier de «somnambule», c’est-à-dire guérisseuse ou voyante. La concierge ajoute que ce sont toujours des hommes qui viennent consulter, mais elle n’y voit rien de mal.
L’agent se doute que la concierge est la «complice d’une activité interlope», note Gabrielle Houbre. «La fable ne berne pas l’enquêteur qui après avoir récolté dans le voisinage de “bons renseignements“ établit que “la femme Boussaton n’est ni tireuse de cartes ni somnambule“… Surprise : elle n’est pas non plus prostituée au sens habituel du terme. Ainsi que le rapport le révèle, Estelle Emilie Gautier n’a pas la configuration anatomique habituelle. «C’est une hermaphrodite et la conformation de ses organes génitaux est tellement singulière qu’elle en tire profit et fait voir son corps moyennant un prix qui varie depuis 25 jusqu’à 100 francs, et même plus, selon le rang et la position des personnes qui viennent la visiter».
Attirés par ce spectacle visuel hors-norme (1), les clients de Madame Gautier incluent d’ailleurs les «médecins les plus célèbres de la capitale», ajoute l’enquêteur qui mélange deux activités : il arrive à Estelle Emilie de servir d’objet d’étude dans les cours de l’Ecole de Médecine. Au nom de la science, et moyennant quelques émoluments, Madame Gautier gagne donc aussi bien sa vie en dévoilant son corps devant des étudiants qu’en se laissant examiner par des curieux plus ou moins fortunés. «En résumé, dit le rapport, cette femme serait un sujet extrêmement rare, car elle réunit les deux sexes sans pour cela être difforme ce qui, paraît-il, ne se rencontre jamais chez les hermaphrodites».
«Elle porte très aisément les vêtements de femme, ajoute l’agent. Elle paraît très propre et rien à l’extérieur de sa personne n’indique que c’est une hermaphrodite.» Rien à part quelques détails qu’il se plait à énumérer : une chevelure noire abondante comme celle des «métisses africaines», une pilosité fournie recouvrant ses bras et jambes, «des moustaches et de la barbe assez épaisse pour qu’elle soit obligée de se raser chaque fois qu’elle veut sortir», ainsi qu’une carrure de «fort des Halles». Le rapport précise également la taille de son pénis à l’état de flaccidité et d’érection, la forme du gland, de la matrice, du vagin, etc. Voilà pour le portrait.
Le rapport du 5 août 1873 établit aussi qu’Estelle Emilie jure n’avoir jamais été rémunérée pour un service sexuel. «Elle proteste en effet de sa fidélité à son mari et n’aurait eu des “rapports intimes“ qu’avec lui de son vivant», explique Gabrielle Houbre. Le problème, c’est que le mari –Jean Boussaton– meurt le 26 juin 1875, en lui laissant pour 1400 francs de factures sans compter les 736 francs de frais de médecine et les 40 francs de frais funéraires. Madame Gautier n’a plus vraiment le choix. La police qui continue de suivre son dossier note qu’elle accepte 100 francs pour prix de ses complaisances au général Fleury, ancien aide de camp de l’empereur Napoléon III dans une maison de rendez-vous de la rue St Lazare.
«La proxénète du lieu sollicite également plusieurs fois Estelle Emilie pour satisfaire des adeptes du triolisme. Ainsi le Consul de Perse à Rome couche avec une courtisane avant de lui demander de s’exécuter avec Estelle Emilie, contre 100 francs pour chacune.» Madame Gautier alors doit jouer le rôle de l’homme. C’est elle qui pénètre la prostituée sous les yeux du voyeur. Il arrive aussi une fois qu’un Comte, pour 60 francs, obtienne un rendez-vous avec elle mais la juge trop laide pour avoir elle les relations sexuelles prévues. Les agents du service des moeurs l’ont à l’oeil. Elle n’exerce le métier de prostituée que de façon très occasionnelle et finit par s’éteindre, malade, le 7 janvier 1880 après avoir légué ses maigres biens à son frère cadet, plombier à l’asile de Villejuif.
Gabrielle Houbre –en conclusion de son article– indique : «C’est lui qui règle les faire-part de décès, les couronnes et une plaque mortuaire : les dernières traces visibles, mais désincarnées, d’Estelle Emilie Gautier.» Aucune photo, semble-t-il n’a été gardée d’elle.
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A LIRE : «Madame Gautier, visible les mardis, mercredis, jeudis et vendredis, de midi à 6 heures», texte de Gabrielle Houbre dans l’ouvrage collectif Prostitutions. Des représentations aveuglantes. Sous la direction de Gabrielle Houbre, Isolde Pludermacher et Marie Robert, Paris, Musée d’Orsay / Flammarion - 2015.
A VOIR : Exposition Prostitutions. Des représentations aveuglantes, au Musée d’Orsay. Jusqu’au 6 janvier 2016.
COLLOQUE : du 5 au 6 novembre, deux journées chargées en conférences sur le thème Images et imaginaires de la prostitution au XIXe siècle. Avec Alain Corbin, Michelle Perrot, Bertrand Tillier, Lola Gonzales Quijano, Caroline Girard, etc. Dans l’auditorium du Musée d’Orsay.
TABLE RONDE : le 3 décembre, à 19h, Gabrielle Houbre anime une table ronde (en compagnie d’Isolde Pludermacher, conservateur au Musée d’Orsay) qui s’intitule : Prostitutions : expressions, transactions, figurations. Dans l’auditorium du Musée d’Orsay.
NOTES
(1) Elle doit s’exhiber lors de l’exposition universelle de Paris 1878.
ILLUSTRATION : Photo extraite d’un ouvrage d’Alexandre Dupouy, collectionneur, créateur de la librairie spécialisée dans les curiosa Les Larmes d’Eros (à Paris), dont certains objets sont exposés au Musée d’Orsay et qui a par ailleurs notablement contribué à la recherche sur les «choses de l’amour», comme il dit. Il bénéficie dans le livre Prostitutions. Des représentations aveuglantes de 6 pages d’interview.
Les larmes d’Eros : 58 Rue Amelot, 75011 Paris, France. Tél. : 01 43 38 33 43