Pour se protéger du malheur, beaucoup font le doigt d’honneur, qui figure un pénis. D’autres font le signe du diable avec deux doigts tendus comme des cornes. Pénis et cornes protègent contre le mauvais oeil. Pourquoi ?
Depuis l’antiquité, pour se protéger du mauvais œil, on porte sur soi des reproductions de gros pénis. En pendentif, en boucle d’oreille, en bague ou en ornement de ceinture, les talismans phalliques sont nommés fascinus, par allusion au pouvoir qu’ils exercent : à leur vue, humains, animaux, dieux et démons perdent leurs moyens. Pascal Quignard le dit ainsi : «Les Romains appelaient fascinus ce que les Grecs nommaient phallos. Du sexe masculin dressé, c’est-à-dire du fascinus, dérive le mot de fascination, c’est-à-dire la pétrification qui s’empare des animaux et des hommes devant une angoisse insoutenable.» De nos jours, les reproductions de pénis en érection ont disparu, remplacées par des cornes ou des bois d’animaux (1) qui symbolisent la puissance virile. Comment est-on passé du phallus à la corne ?
La corne, c’est du sang
Il y a un lien direct et évident, affirment les Grecs anciens. La corne, c’est une tumescence. Le philosophe Démocrite (460-370 av. J.-C.), par exemple, explique : «Le liquide qui sort hors du corps devient dur, l’air le congelant et le transformant en corne.» Ce liquide, qu’est-ce que c’est ? Pour Démocrite, c’est «la partie la plus générative» de la nourriture qui circule dans les veines, sous la forme d’un sang riche. C’est le même sang qui fait se dresser le pénis et le rend dur comme pierre… Mais selon les auteurs, d’autres explications sont avancées : «certains pensaient que les cornes se formaient par affleurement et solidification du cerveau, en incarnant ainsi le pouvoir générateur de la semence et la vie de l’âme contenus dans la tête», résume Salvatore D’Onofrio, anthropologue. Il est d’ailleurs significatif que les noms utilisés pour «corne» et «cerveau» soient si proches, ajoute-t-il.
La corne, c’est du cerveau
La croyance entre une similitude de la corne et du cerveau est ancienne, ce qui explique peut-être pourquoi les mots latins cornu et cerebrum soient très proches, de même que les mots grecs keras («corne») et kara («cerveau»), ainsi que les mots anglais horn («corne») et hirn («cerveau»). Pour Richard Broxton Onians, helléniste, pionnier des recherches portant sur le lien entre le corps et les mots, «corne» et «cerveau» ont des origines étymologiques très proches : «Si les cornes sont des excroissances du cerveau, de l’élément procréatif, on peut comprendre pourquoi les noms de la corne et du cerveau doivent être apparentés.» S’il faut l’en croire, la tête contient de la semence. Le cerveau, matière molle et blanche, peut d’ailleurs facilement s’écouler hors du crâne en giclant. Il suffit d’un choc sur la tête. Est-ce un hasard si les cerfs ou les boucs en rut se frappent, tête contre tête, lorsqu’ils doivent se disputer les femelles ?
La corne c’est du sperme
Il y a un lien entre les parties basses et les parties hautes du corps, insiste D’Onofrio. Dans un chapitre de son livre Les Fluides d’Aristote, il rappelle qu’une longue tradition en Europe pose le lien entre la taille des cornes et le degré de virilité. Plus un animal est chargé en sperme, plus ses cornes ou ses bois semblent imposants. Sa libido se mesure en longueur de pointes. «De Démocrite, qui explique la longueur différente des cornes des bœufs par la castration, à Darwin, pour qui, «les défenses et les cornes apparaissent dans tous les cas avoir été développées comme des armes sexuelles», tous les observateurs l’attestent : la souveraineté d’un mâle dépend de sa capacité à montrer qu’il est… le chef, littéralement. Le chef, c’est ainsi que l’on nomme sa tête.
La corne d’abondance
Suivant un procédé courant «d’annexion de la puissance par appropriation des objets symboliques», les humains qui veulent effrayer leurs rivaux et séduire leurs proies se couronnent souvent avec des trophées de tête. «Les cornes, comme les crêtes, les plumes, ou certaines coiffures, symbolisent chez divers peuples distinctions et honneurs», rappelle D’Onofrio qui mentionne les casques à pointes des guerriers étrusques, celtiques ou saxons tout autant que celle des supporteurs d’équipes sportives… Le symbolisme de la corne est transparent, ce qui explique le succès de cette «corne d’abondance» – également appelée corne d’Amalthée, en souvenir de la chèvre qui donna son lait à Zeus, quand celui-ci était bébé. «Cette corne était censée être la source du liquide fertilisant venu d’en haut, dit D’Onofrio. Onians ajoute, malheureusement sans donner de référence, que «La ‘‘corne d’abondance’’ était parfois représentée comme contenant des phallus».
La corne aphrodisiaque
Dans Sang Noir, l’anthropologue Bertrand Hell s’attarde longuement sur les vertus de ces trophées que les femmes râpent dans le café de leur mari, afin qu’il soit plus «vigoureux». Absorber de la ramure de cerf en poudre, c’est comme manger les testicules d’un taureau. «D’un bout à l’autre de l’Europe, tous les hommes que fait frissonner un même sang noir témoignent de leur fascination pour l’attribut qui incarne la puissance sexuelle de la bête sauvage. Fétichisme cruel d’un autre âge ! Obsession ridicule dénuée de tout fondement rationnel ! Les critiques des écologistes et des éthologistes pleuvent, mais en vain. L’image du trophée-phallus imputrescible demeure prédominante. […] Des hormones sécrétées par les testicules (les testostérones) ne sont-elles pas directement responsables du cycle de la chute et de la repousse des bois chez les mâles ?».
A LIRE
Sang Noir – Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe, de Bertrand Hell. Editions L’Oeil d’Or.
Les Fluides d’Aristote, de Salvatore D’Onofrio. Editions Les Belles Lettres. 2014.
Les Origines de la pensée européenne, de Richard B. Onians (1954). Payot. 1999.
NOTES
(1) Différence entre cornes et bois ? Il est beaucoup question des «cornes» dans cet article, mais j’inclus aussi «les bois » qui sont des coiffures animales très différentes. Les taureaux portent des cornes. Les cerfs portent des bois. Les cornes sont des gaines creuses et poussent en continu jusqu’à l’âge adulte. Les bois sont pleins et tombent une fois par an, avant de repousser. Les cornes sont permanentes. Les bois sont caducs. Par ailleurs, les cornes sont constituées de kératine, comme les cheveux ou les ongles. Les bois, eux, sont des organes osseux. Lorsque les bois tombent (en hiver), on les appelle «mues». Lorsqu’ils ont été pris sur un cerf tué, on les appelle «massacre».