Lorsque le sang de Saint Janvier ne se liquéfie pas c’est signe de malheur (Miracle du sang : Saint Janvier, patron des menstrues ?). Et lorsqu’une femme n’a pas ses règles ? Il peut sembler blasphématoire d’établir la similitude entre le sang d’un martyr et le sang menstruel. Sauf si on a lu le livre génial que Freud consacre aux lapsus.
Lapsus, actes manqués, erreurs de lecture, trous de mémoire… Tout cela est-il innocent ? Freud est le premier penseur à se pencher sur ces petits ratés, auxquels on ne prête bien souvent aucune attention. Sensible à la drôlerie de ces situations, il développe l’idée que les actes manqués ne sont pas «le fait du hasard ou de l’inattention», mais sont produits par l’intervention d’une idée refoulée qui vient perturber notre discours ou notre conduite. Freud publie à ce sujet, en 1901, «Psychopathologie de la vie quotidienne» qui est certainement son livre le plus amusant, original et intime. Il y dévoile ses recettes de travail, énumérant toutes sortes d’anecdotes singulières, parmi lesquelles – pour faire suite à l’article concernant Saint Janvier (le patron des menstrues) – j’aimerais citer la suivante.
L’histoire que Freud raconte se déroule en été 1900 : lors d’un voyage en train, il partage le wagon d’un jeune universitaire qui a lu ses dernières «publications psychologiques» et avec qui s’engage une conversation animée. Le jeune homme se plaint. Ses ambitions se heurtent au mur des conventions académiques. Après avoir longuement récriminé, et pour mettre un beau point final à sa diatribe enflammé, le jeune homme cite «le célèbre vers de Virgile, dans lequel la malheureuse Didon s’en remet à la postérité du soin de la venger». Le voilà brusquement qui bégaye. «Exoriare…, voulait-il dire, mais ne pouvant pas reconstituer la citation, il chercha à dissimuler une lacune évidente de sa mémoire, en intervertissant l’ordre des mots : Exoriar(e) ex nostris ossibus ultor !». La citation est de guingois, le jeune homme rougit de honte. «Il me dit enfin, contrarié : Je vous en prie, ne prenez pas cette expression moqueuse, comme si vous trouviez plaisir à mon embarras. Venez-moi plutôt en aide. Il manque quelque chose à ce vers. Voulez-vous m’aider à le reconstituer ?».
– Très volontiers, répondis-je, et je citai le vers complet : Exoriar(e) aliquis nostris ex ossibus ultor ! [«Lève-toi, inconnu, né de mes os, mon vengeur»] (1). A l’époque de Freud, comme on le voit, l’expression «culture générale» avait encore un sens. Le jeune homme, qui s’est couvert de ridicule, a cependant la bonne idée de rebondir sur son trou de mémoire. «A vous entendre, on n’oublie rien sans raison. Aussi serais-je très curieux de savoir comment j’en suis venu à oublier ce pronom indéfini aliquis.» Freud accepte avec empressement ce défi. Improvisant dans le wagon une mini-séance de psychanalyse, il demande au jeune homme d’énumérer «loyalement et sans critique» tout ce qui lui passe par la tête, lorsque «sans aucune intention définie», celui-ci concentre sa pensée sur le mot oublié. En d’autres termes : que lui évoque aliquis («inconnu») ?
Le jeune homme répond : «Voilà que me vient l’idée ridicule de décomposer le mot en a [privatif] et liquis [«liquide»].» Freud demande : «Quelles sont les autres idées qui vous viennent à ce propos ?»
– Reliques. Liquidation. Liquide. fluide. Cela vous dit-il quelque chose?
– Non, rien du tout. Mais continuez.
– Je pense, dit-il avec un sourire sarcastique, à Simon de Trente, dont j’ai, il y a deux ans, vu les reliques dans une église de Trente. Je pense aux accusations de meurtres rituels qui, en ce moment précisément, s’élèvent de nouveau contre les Juifs, et je pense aussi […] à Saint Janvier et au miracle de son sang. Mais tout cela se suit mécaniquement. Freud demande : «Voulez-vous bien me rappeler le miracle du sang ?»
– Très volontiers. Dans une église de Naples, on conserve dans une fiole le sang de saint Janvier qui, grâce à un miracle, se liquéfie de nouveau tous les ans, un certain jour de fête. Le peuple tient beaucoup à ce miracle et se montre très mécontent lorsqu’il est retardé, comme ce fut une fois le cas, lors de l’occupation française. Le général commandant prit alors le curé à part et, lui montrant d’un geste significatif les soldats rangés dehors, lui dit qu’il espérait que le miracle ne tarderait pas à s’accomplir. Et il s’accomplit en effet.
– Et ensuite ? Continuez donc. Pourquoi hésitez-vous ?
– Je pense maintenant à quelque chose… Mais c’est une chose trop intime pour que je vous en fasse part… Je ne vois d’ailleurs aucun rapport entre cette chose et ce qui nous intéresse et, par conséquent, aucune nécessité de vous la raconter…
– Pour ce qui est du rapport, ne vous en préoccupez pas. Je ne puis certes pas vous forcer à me raconter ce qui vous est désagréable; mais alors ne me demandez pas de vous expliquer comment vous en êtes venu à oublier ce mot aliquis.
– Réellement ? Croyez-vous ? Et bien, j’ai pensé tout à coup à une dame dont je pourrais facilement recevoir une nouvelle aussi désagréable pour elle que pour moi.
– La nouvelle que ses règles sont arrêtées ?
– Comment avez-vous pu le deviner ?
Sherlock Holmes avant l’heure, Freud perce l’énigme. Si le jeune homme a «oublié» le mot aliquis, dit-il, c’est qu’il l’a fortement associé à l’image d’un enfant non-désiré… Un enfant comme le petit Simon de Trente qui fut retrouvé mort, vidé de son sang, à l’âge de deux ans. Un enfant qu’il souhaite violemment tuer dans l’œuf, dans la matrice. Mieux vaudrait que cet enfant ne voit jamais le jour, que la femme ait ses règles, que la menace soit «liquidée», que l’ovaire devienne une «relique»… Brodant sur l’idée du sang qui coule, Freud explique au jeune homme stupéfait d’où lui viennent ses déductions : «Rappelez-vous le récit sur la liquéfaction du sang s’opérant un jour déterminé, sur l’émotion qui s’empare des assistants lorsque cette liquéfaction n’a pas lieu, sur la menace à peine déguisée que si le miracle ne s’accomplit pas, il arrivera ceci et cela… Vous vous êtes servi du miracle de Saint Janvier d’une façon remarquablement allégorique, comme d’une représentation imagée de ce qui vous intéresse concernant les règles de la dame en question».
Le jeune homme n’en croit pas ses oreilles. «Croyez-vous vraiment que si j’ai été incapable de reproduire le mot aliquis, ce fut à cause de cette attente anxieuse ?». Freud botte en touche : «Cela me paraît hors de doute.» Son interlocuteur proteste : «Mais ne s’agirait-il pas dans tout cela de coïncidences fortuites ?». Le psychanalyste répond, gentiment : «A vous de juger si toutes ces coïncidences se laissent expliquer par le seul hasard. Mais je tiens à vous dire que toutes les fois où vous voudrez analyser des cas de ce genre, vous serez infailliblement conduits à des «hasards«aussi singuliers et remarquables». Ainsi s’achève l’étonnante énigme de cette amnésie en apparence anodine…
Comme dans une enquête criminelle, Freud fait d’un oubli l’équivalent d’un homicide. Oublier un mot, c’est une manière symbolique d’éliminer ce que ce mot désigne, dit-il : une procédure d’avortement psychique (2). Aliquis, «l’inconnu» – dans l’esprit de l’amant adultère – c’est le fruit coupable d’une union illicite qu’il voue à la «perte» mémorielle (perte qu’il souhaite rouge, qu’on nomme en français «un blanc»), et qu’il veut voir se liquéfier comme le sang menstruel de Saint Janvier.
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A LIRE : «La psychopathologie de la vie quotidienne, application de la psychanalyse à l’interprétation des actes de la vie courante», de Sigmund Freud. Traduit de l’allemand par Jankélévitch, publié dans la Bibliothèque scientifique, aux éditions Payot.
PLUS D’INFORMATIONS SUR LES REGLES et le tabou du sang : «Pourquoi les femmes indisposées ratent la mayonnaise» ; «Pardon chéri, je suis souillée» ; «Saint Janvier, patron des menstrues ?».
NOTES
(1) Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor – littéralement : «Lève-toi, inconnu, né de mes os, mon vengeur» –, peut se traduire : «Qu’un vengeur naisse un jour de mes cendres !».
(2) Attention, je n’assimile pas l’avortement à un homicide dans les faits. Mon analyse ici porte sur la façon dont le jeune universitaire transpose l’image du foetus sur l’image de saints martyrs comme Saint Janvier, décapité en l’an 305, et Simon de Trente, exsanguiné par multiples coupures en l’an 1475.
ILLUSTRATION : Photo de Dali, en compagnie de sept femmes dont les corps nus sont disposés en forme de crâne humain. C’est Dali qui eut l’idée en 1951 de cet assemblage. La photo fut faite par Philippe Alsman.